Faites tout ce que vous voulez…mais ne vous aimez pas, s’il vous plait!

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ChroniqueDans ce tableau de la vie quotidienne, nous allons voir comment rien, absolument rien ne choque nos concitoyens…sauf une chose: devinez laquelle?

Le 03/12/2016 à 17h59

Nous sommes dans le vieux centre-ville de Casablanca. Des bâtiments sont fraichement repeints en blanc, d’une blancheur aussi nette que la robe d’une mariée. D’autres sont vétustes, gris. Il y a des travaux partout, tout est en chantier, tout bouge.

Un jeune couple est installé sur le banc. Ils sont amoureux, cela se voit. Ils se parlent dans l’oreille, se taquinent, se touchent et rient. Quelques mètres plus loin, une moto roule en sens interdit et manque de renverser un passant. Un jeune homme urine contre le mur. Un trisomique essaie de valider un ticket de tram. Des hommes et des femmes rentrent dans une épicerie qui vend de l’alcool. Un homme est allongé à moitié nu sur le sol.

Nous avons là six tableaux. La place est pleine, les premières gouttes de pluie tombent, les gens courent s’abriter à droite et à gauche. Il y a ceux qui attendent le tram et ceux qui ne font que passer. Journée ordinaire au cœur de la plus grande ville du Maroc.

Mais tout le monde a les yeux fixés sur le couple amoureux. Il n’y en a que pour cet homme et cette femme seuls dans leur petit monde, en paix, indifférents aux autres, extraordinaires dans leur détachement. 

Personne ne songe à aider le trisomique abandonné avec son ticket sous la pluie. Personne n’appelle une ambulance pour secourir l’homme allongé à moitié nu. Personne ne prête attention à la moto qui était à deux doigts de provoquer un grave accident. Personne ne réprime le jeune homme au pantalon baissé et à la braguette ouverte. Personne ne s’émeut de voir qu’une épicerie musulmane vend de l’alcool aux musulmans, une activité strictement interdite par la loi.

Pas de charité humaine, pas de civisme, aucun respect de la loi, des lois.

Ici, dans cette place qui ressemble à une métaphore de la société marocaine, on tolère tout sauf de voir deux personnes qui s’aiment. Ils concentrent tous les regards. Rien d’autre ne compte. Soudain le couple bouge d’une façon inattendue. La femme passe sa jambe par-dessus la jambe de son partenaire. L’homme réagit en lui collant un baiser sur la joue. Ils sont pratiquement enlacés, comme sur le banc d’un jardin à Paris ou Stockholm.

Alors les langues se délient. Les passants, les commerçants, les mendiants chuchotent, se concertent. Tout le monde s’en mêle.

- Sont-ils fous? Mais où se croient-ils?

- Marocains ou Français?

- Musulmans ou chrétiens?

- N’ont-ils pas de religion? N’ont-ils pas froid?

- Elle est un peu blonde, elle est peut-être Française.

- C’est lui qui a commencé le premier ou c’est elle?

- Il est plus jeune qu’elle, c’est peut-être son fils ou son neveu.

- Ils ne vont…ils ne vont quand même pas s’embrasser!

- J’espère qu’ils ont un passeport français parce que sinon…

Petit à petit, un genre de consensus semble s’établir au milieu de la foule. Il faut agir, faire quelque chose, cela ne peut pas durer. Trop, c’est trop. Quelqu’un pense à alerter le premier policier qui passe. On lui dit qu’il y a un agent de la circulation qui «fait» le rond point, un pâté de maison plus loin. Un autre curieux s’indigne en répétant la même formule: «Allahouma inna hada mounkar (Dieu que c’est indécent)». Certains crachent dans le sol en fixant le couple, ou en détournant le regard. 

Nous sommes à présent à une étape finale, décisive. Comment tout cela se terminera-t-il: un lynchage sur la place publique?

L’arrestation des deux amoureux «s’ils sont musulmans»? Rien du tout s’ils disposent d’un passeport européen?

Par Karim Boukhari
Le 03/12/2016 à 17h59