Rifains et non Rifains, n’écoutez pas les va-t-en guerre!

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ChroniqueMême mort, Abdelkrim Khattabi est resté en exil. Est-ce juste ? Est-ce «normal» ? N’y a-t-il pas, là, quelque chose à faire, à réparer, à restaurer ? Réfléchissons.

Le 03/06/2017 à 17h57

Il est facile de s’en prendre au Rif. Beaucoup le font d’ailleurs avec une espèce de plaisir malsain, comme s’ils avaient un compte personnel, très personnel, à régler avec la terre d’Abdelkrim. Nous avons vu fleurir un discours anti-Rif qui est terrible. Des expressions horribles et intolérables ont refait surface comme Awbach, fils d’Espagnols, etc. «Boycottons le Rif, exerçons un embargo sur ses produits !». «Le Rif, ça n’est que le kif, rien d’autre». «Ils auraient dû rester enclavés à jamais».

Nous avons vu comment des vocables comme traitres, sécessionnistes, ingrats, comploteurs, ont fusé à tort et à travers. Nous avons vu comment beaucoup ont choisi l’insulte, le mépris, la stigmatisation, la haine. Nous avons vu comment ces actes de guerre et qui sont, au fond, un aveu d’impuissance, un cri de peur, une étourderie, nous avons donc vu comment ces voix sont devenues audibles et même populaires.

Nous avons vu, en face, comment des Marocains en sont venus à brûler le drapeau national, leur passeport personnel. Ces actes marginaux et isolés, et qui traduisent au fond un extraordinaire état de désespoir, sont devenus, là aussi, très visibles. Ils ont acquis une symbolique trop forte, intolérable.

Nous avons aussi vu des manifestants traiter les forces de l’ordre de «fils de l’orphelinat», de colonisateurs, etc.

Il y a ce discours va-t-en guerre qui revient de plus en plus, qui est aujourd’hui trop audible et qui semble l’emporter. J’espère que sa victoire n’est que provisoire.

Il faut dire attention, halte, pas de ça, assez, n’écoutons pas le pire en nous, cette puce belliqueuse, excitée, prête à tirer sur tout ce qui bouge, incapable de dialoguer, de garder la tête froide et les nerfs solides. Ce pire en nous ne doit pas prendre le dessus sur le reste.

Dans son magnifique «Pereira prétend», Antonio Tabucchi expliquait qu’il existe, en chacun de nous, un ensemble de «moi», une sorte de confédération des âmes. Tous ces «moi» et toutes ces âmes sont différents, contradictoires, en bagarre les uns contre les autres, ce sont des pulsions qui vont du bien au mal et vice versa, et ils cohabitent tous en chacun de nous. Et le résultat final, ce que nous sommes pour de bon, c'est-à-dire nos actes et nos faits, représente le triomphe de l’un de ces «moi», de l’une des âmes, aux dépens de tous les autres.

Il faut espérer que le bon «moi» triomphe des trop nombreux mauvais «moi» qui cohabitent à l’intérieur de chacun de nous !

Il est facile de basculer dans un extrémisme ou dans l’autre. De sombrer dans le trop simpliste «avec nous ou contre nous». De réduire le problème du Rif à une lutte entre le bien et le mal. De diaboliser les autres. D’utiliser le concept de Fitna (chaos total, division, anarchie) à tort et à travers et surtout pour empêcher toute tentative de dialogue, toute négociation, toute réflexion, toute proposition.

La violence des débats qui agitent les Marocains, Rifains et non Rifains, ne doit pas nous faire perdre l’essentiel. La crise du Rif est complexe. Il n’est pas possible de la régler, ni avec les mots ni avec la force. Mais les mots ont leur importance et la force peut se retourner contre celui qui en abuse. Chacun doit jouer son rôle. Les politiques ont beau être décriés pour leurs manquements, leurs silences coupables, leur gabegie, leur faillite. Il n’empêche qu’ils ont un rôle à jouer, des actions à produire sur le terrain, des mots à trouver. Des mots d’apaisement.

Le Rif est blessé, nous connaissons son histoire, ses problèmes actuels. Le Rif a besoin, comme d’autres régions du Maroc d’ailleurs, que ses hôpitaux fonctionnent, il a besoin d’universités, d’infrastructures. Mais il a besoin aussi de gestes et de mots d’apaisement, il a besoin d’une réconciliation. Oui, une réconciliation. Et historique.

J’ouvre ici une parenthèse pour rappeler un fait d’histoire. Pour avoir beaucoup travaillé sur la question, je sais qu’elle n’est pas si anodine… Je rappelle qu’Abdelkrim Khattabi, icône historique du Rif, repose toujours en Egypte. Il est mort en exil, loin de sa patrie, loin du Maroc, loin du Rif. Ecoutez bien : Abdelkrim est mort en 1963, cela fait donc 54 ans, un peu plus d’un demi-siècle que sa dépouille repose loin du Maroc, en exil.

Même mort, Abdelkrim est resté en exil. Est-ce juste ? Est-ce «normal» ? N’y a-t-il pas, là, quelque chose à faire, à réparer, à restaurer ? Réfléchissons.

Je me souviens ici du regretté Driss Benzekri, président de l’Instance équité et réconciliation, qui m’expliquait, un jour, que réparer ce n’est pas seulement payer, indemniser, c’est aussi parler, c’est écouter, c’est trouver les mots justes, les mots et les petits gestes pour apaiser.

Driss Benzekri, sur les dernières années de sa vie, avait beaucoup fait pour le rapatriement de la dépouille d’Abdelkrim. Je sais que Driss El Yazami, actuel président du CNDH, connait très bien le dossier. Il avait, lui aussi, beaucoup travaillé pour régler cette question et pour que Abdelkrim rentre enfin chez lui. Il n’avait pas réussi dans sa mission à l’époque, et peut-être qu’on ne lui avait pas donné tous les moyens pour réussir. Ne peut-on pas les lui donner, enfin, à lui ou à quelqu’un d’autre aujourd’hui ?

Ceux qui vous disent que les revendications du Rif ne sont pas uniquement sociales ne vous mentent pas. Les revendications sont politiques, évidemment, mais aussi historiques. C’est dommage mais nous oublions souvent la dimension historique dans le Rif ou ailleurs.

Oui, le Rif a des droits historiques à récupérer. La réconciliation du Rif, avec le Rif, pourrait entrainer d’autres réconciliations, avec d’autres Maroc. Que dire des la population d’Imilchil et régions qui ont tant eu à souffrir des années de plomb et qui, permettez-moi l’expression, «gisent» aujourd’hui dans un état de sous-développement inacceptable ? Que dire des gens de Casablanca qui ont eu à subir une répression sanglante suite aux émeutes de 1965, ensuite de 1981 ? Que dire de Nador en 1984 ? Que dire des fiers combattants de l’Atlas, autre terre de braves dont certaines régions sont aujourd’hui si enclavées que la moindre averse de pluie les coupe du reste du monde ?

Tous ces gens, et d’autres encore, ont besoin de routes et d’installations, de médecins et d’enseignants, d’usines et d’universités, de développement économique et social. Mais ils ont aussi besoin de marques d’attention, de gestes et de mots d’apaisement, des détails qui ne coûtent rien mais dont la charge symbolique pourrait désamorcer bien des crises.

Par Karim Boukhari
Le 03/06/2017 à 17h57