Surtout, ne te retourne pas!

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ChroniqueParce que la langue représente au final un enjeu de pouvoir. Dis-moi quelle langue tu parles, et je te dis ce que tu vaux.

Le 07/04/2018 à 17h01

Il faut prêter attention à ce petit mouvement souterrain, des jeunes gens surtout, qui nous disent avec insistance: «Marocains, arrêtez d’enseigner la langue française à vos enfants, remplacez-la par l’anglaise».

C’est un appel au large. Un peu comme celui que chantait le merveilleux Jacques Higelin, qui vient de nous quitter cette semaine: «Pars… Pars… Surtout ne te retourne pas!».

Ne pas se retourner, ça veut dire aller de l’avant et faire comme si on venait de nouveau au monde. Une page blanche donc. Qu’il faudra s’efforcer d’écrire en anglais pour lui donner une chance d’être lue et appréciée par le monde entier, pas seulement par ses voisins et ses amis d’enfance.

Il y a du vrai et même du beau dans «toussa». Le passage à l’anglais est une nécessité pour s’ouvrir sur l’universel. Et pour se faire une petite place dans le monde de demain.

C’est comme internet, il a bien fallu que tout le monde s’y mette un jour ou l’autre. Et tout le monde s’y est mis. Même les moines au fond de leur abbaye et de leur presbytère.

La langue anglaise est le passeport du citoyen du monde. C’est la seule chose qu’un Marocain est sûr de pouvoir partager avec un Tibétain ou un Suédois. Elle est au-delà des clivages (et des murs) que peuvent être les religions, les croyances, les cultures ou les couleurs de peau.

Pour un jeune pays comme le Maroc, qui a grandi avec l’idée que la langue arabe est celle du peuple et que la française est le monopole des élites, la langue anglaise est une chance pour effacer toutes les strates socio-économiques et remettre les compteurs à zéro.

Et cette chance, il faut la saisir au vol. On peut tout à fait comprendre cela.

Tenez, il y a quelques mois, une campagne d’affichage qui avait envahi les rues de Casablanca disait à peu près: «Si tu ne parles toujours pas anglais, va mourir!». Le slogan, écrit dans un mélange de darija et d’anglais, était accompagné du dessin d’un homme en train de se tirer une balle dans la tête. Carrément! Au-delà de son caractère choquant, ou déstabilisant, l’accroche pointait une réalité: celui qui ne parle pas anglais sera de plus en plus handicapé dans le monde d’aujourd’hui.

Ça n’est pas tout. Les promoteurs de cet appel au large, qui veulent remplacer le français par l’anglais, ont bien sûr une autre idée derrière la tête. Celle d’effacer les dernières traces du protectorat, ce presque demi-siècle (1912 – 1956) durant lequel le Maroc a été sous tutelle française.

La prééminence de la langue française, son assimilation à la noblesse et au pouvoir, tout cela a frappé l’imaginaire collectif. La langue des élites économiques, qui reste la langue de l’autre (l’étranger, le colonisateur, l’impie), a défini un rapport dominant / dominé qui a traumatisé plusieurs générations de Marocains.

Parce que la langue représente au final un enjeu de pouvoir. Dis-moi quelle langue tu parles, et je te dis ce que tu vaux.

Consacrer aujourd’hui la supériorité de l’anglais est donc une douce revanche pour les dominés. Parce qu’ils n’ont pas grandi avec l’amour de la littérature française, du cinéma de Truffaut, ou des bonnes manières à la française. Ils sont passés à côté de ces belles choses, ou les ont observées de loin, les considérant comme des boulets que le Maroc traine depuis le protectorat.

Alors ils nous disent, à leur manière bien sûr: «Affranchis-toi de tes chaines… Pars… Pars… Et surtout ne te retourne pas (sur ton passé)». Ouais. Mais on peut toujours en discuter, non 

Par Karim Boukhari
Le 07/04/2018 à 17h01