Al-Farabi et nos hommes politiques

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ChroniqueEn regardant certains d’entre eux prononcer des discours démagogiques avant les élections, je me demande parfois s’ils n’ont pas lu Al-Farabi à l’envers.

Le 22/11/2017 à 12h03

Vous me dites:– Al-Farabi? Et nos hommes politiques? Tu es sûr? Qu’est-ce que ce grand philosophe, qui a vécu il y a plus de mille ans, a à voir avec nos zou’ama, nos démons et nos crocodiles? Tu ne serais pas en train de divaguer, l’ami? Tout se mélange dans ton ciboulot?

Pas du tout. On ne lit pas assez ce génie. (C’est d’ailleurs le cas de tous les grands hommes de notre passé, les Ibn Sina, Ibn Rochd, Ibn Khaldoun, plus souvent admirés de loin que réellement étudiés, mais bon, ça, c’est une autre histoire).

Dans sa Risala fi l’-‘aql (Épître sur l’intellect), Farabi entreprend de distinguer, en politique, entre le rusé et l’intelligent. Bien entendu, il se base sur la pensée du Maître, Aristote, pour établir ceci:

L’intelligent est celui qui utilise la raison, l’intellect (‘aql) pour distinguer entre le bien et le mal dans l’administration de la chose publique– la “gouvernance“ pour utiliser un mot à la mode. Ce faisant, l’intelligent parvient au ta’aqqul, la phronesis aristotélicienne, qu’on peut traduire par “sagacité’’, “sagesse pratique’’. (On traduisait autrefois par “prudence’’.) C’est, bien évidemment, l’homme politique idéal.

Le rusé est celui qui n’a pas pour objectif le bien (l’intérêt général, dirait Rousseau) mais son propre intérêt, ou celui de sa faction, de sa tribu, de son parti. Pour y parvenir, il est prêt à choisir le mal si cela l’arrange et, surtout, il est capable de changer de position ou de discours au gré des circonstances.

Al-Farabi prend comme exemple Mu’awiyya, le premier calife omeyyade (602-680). La masse hanbalite (les ancêtres de nos wahhabites) voyait en Mu’awiyya un homme intelligent et vertueux qui avait fait prévaloir les intérêts de l’islam. Pas du tout, laisse entendre Farabi, Mu’awiyya était un rusé qui n’avait comme objectif que les intérêts de son clan, les Banù ʾUmayya. N’a-t-il pas fondé une dynastie alors que jusqu'à lui le calife était élu? Il serait intéressant de demander à ceux qui, chez nous, se réclament de l’islam politique ce qu’ils pensent de Mu’awiyya. Ce serait instructif.

En regardant certains d’entre eux prononcer des discours démagogiques avant les élections (ils promettent la Lune comme s’ils en détenaient le titre de propriété), je me demande parfois s’ils n’ont pas lu Al-Farabi à l’envers, comme une version arabe du Prince, plusieurs siècles avant Machiavel. Notre philosophe voulait dénoncer le rusé, eux prennent son analyse comme une exaltation dudit…

En tout cas, merci Al-Farabi, nous avons désormais un instrument conceptuel pour juger nos hommes politiques. En les regardant pérorer, posons-nous cette simple question:

– Est-il intelligent ou seulement rusé?

Par Fouad Laroui
Le 22/11/2017 à 12h03