Comment échapper à l'abrutissement général

DR

ChroniqueIl est bon, parfois, qu’un enfant s’ennuie.

Le 13/06/2018 à 12h01

Des collègues enseignants-chercheurs en psychologie, avec lesquels il m’arrive de prendre un repas à la cafétéria, m’ont appris quelque chose de très perturbant: l'humanité devient de moins en moins intelligente. Bon, il ne faut rien exagérer, il n’y aura pas que des crétins sur Terre dès 2050 mais l’intelligence moyenne, mesurée par le QI, baisse inexorablement. Tous les tests effectués dans divers pays dans le monde le montrent.

Vous me dites:

– Je l’ai toujours su. Balourd Trump est bête comme ses pieds, plus bête que Georges Bush le fils, lui même un nigaud fini comparé à Nixon ou Johnson…

Oui, c’est vrai mais il s’agit de quelque chose de plus grave. Il ne s’agit pas que des dirigeants ou des personnages en vue. Chaque génération est globalement moins douée intellectuellement que la précédente. (Et d’ailleurs, bizarrement, les États-Unis sont le seul pays où l’intelligence augmente un peu. Les méchantes langues disent: “C’est parce qu’ils partent de si bas.” Les mieux informés rétorquent: “Non, c’est parce qu’ils ont une immigration de bonne qualité qui élève le niveau général. La moitié de leurs mathématiciens viennent de Chine ou d’Inde.”)

Comment expliquer cette évolution? Pendant des années, c'était l’inverse: l’intelligence moyenne des peuples, du moins là où on pouvait la mesurer, ne cessait de croître, grâce à la généralisation de l’instruction publique, aux progrès de la nutrition, à la baisse des coûts de l’information, etc. Aujourd’hui, d’autres facteurs jouent dans l’autre sens. Il y a l’environnement qui se dégrade (tous ces pesticides et cette pollution que nous aspirons à chaque instant), mais surtout il y a la multiplication des écrans, l’offre quasi-illimitée de distraction, le bombardement incessant d'inanités. Les jeux, les milliers de photos sans intérêt que nous absorbons chaque jour (photo du plat de t’rid que le cousin Abdelmoula a dévoré aujourd’hui), les informations en continu qui nous traversent le cerveau (“Johnny Depp a maigri’’, “Kim Kardashian a grossi’’), tout cela nous plonge dans un état d'hébétude qui nous mène inexorablement vers l’existence végétative de la moule ou de l’huître.

A un moment donné, un de mes collègues psy a dit:

– Les enfants n’ont plus le temps de s’ennuyer. C’est dommage.

Ça m’a rappelé que, comme beaucoup d’autres petits Marocains, je m'étais beaucoup ennuyé au cours de mon enfance, à El Jadida. Il n’y avait évidemment ni Internet, ni CD, ni DVD, ni rien, en fait. Nous n’avions pas la télévision, nous n’avions qu’un vieux poste de radio sur lequel mon père, seul maître des boutons, écoutait les informations en arabe de la BBC ou de Radio Le Caire. Et ses enfants? Eh bien, ils ne faisaient rien, en apparence: ils s’ennuyaient, selon les conceptions d’aujourd’hui.

Et pourtant que d’univers nous nous construisions! Une petite fente dans le mur et c’était un ravin, une crevasse d’où allaient sortir, c’était sûr, de fabuleux animaux, des chimères, des hippogriffes... Un chaton passait par là, il était adopté aussitôt, baptisé lion ou tigre. On se racontait des histoires. On prêtait aux menus objets de la vie quotidienne des pouvoirs magiques. On imaginait des charades, on faisait des puzzles… Eh oui, ça développe l’intelligence.

Il nous faudrait donc fermer plus souvent notre portable, bannir les tablettes et tous les écrans et fermer les yeux, laisser notre esprit s’évader, nous morfondre un peu, rêver. Et les parents devraient apprendre à leurs enfants l’art de s’ennuyer. C’est peut-être ainsi que nous échapperons à l’abrutissement général…

Par Fouad Laroui
Le 13/06/2018 à 12h01