Algérie, le temps des cerises

Famille Ben Jelloun

ChroniqueCe qu’il se passe en Algérie est grave et profond. Cela fait longtemps que la société refoule sa colère et sent le besoin d’entrer dans la modernité, d’autant plus que le pays est riche et est capable d’assurer un futur décent et même radieux au peuple.

Le 04/03/2019 à 11h02

Les Marocains suivent avec attention et inquiétude ce qui se passe en Algérie. L’espoir c’est que le peuple algérien soit entendu et respecté par un pouvoir qui l’a tant ignoré. Nous pensons tous au dossier du Sahara marocain. Autant les dirigeants s’acharnent sur le Maroc en instrumentalisant des Sahraouis, autant le peuple algérien ne nourrit aucun intérêt pour ce conflit artificiel. Ce que désirent les deux peuples c’est que l’intégrité territoriale du Maroc soit consolidée et que les frontières s’ouvrent pour se fréquenter et mieux se connaître.

Cela dit, la situation évolue d’heure en heure sur le terrain. Le pouvoir entêté a proposé hier au peuple d’élire Bouteflika, lequel promet d’organiser de nouvelles élections présidentielles. Ne pas perdre la face. Ce subterfuge n’a pas fait illusion. La candidature du président malade n’a pas été déposée par lui en personne, mais par son directeur de campagne. Lui se trouverait dans une clinique à Genève. 

Les nombreuses manifestations pour réclamer l’annulation de cette candidature se sont poursuivies. Elles ont toutes le même caractère pacifique et non violent. Le peuple algérien sait ce qu’est la violence et ne veut plus y tomber. Durant la décennie des années quatre-vingt-dix, la guerre civile entre l’Etat et les islamistes armés a fait plus de cent mille morts. L’intelligentsia du pays avait été décimée. Des milliers de familles ont eu un fils ou un père assassiné.

En 2001, la contestation qui eut lieu en Kabylie a été réprimée par le pouvoir avec une rare brutalité, faisant 126 morts et plus de 5000 blessés. De même, au moment du «printemps arabe» une manifestation spontanée a été dispersée par plusieurs milliers d’agents de la police, plus nombreux que les manifestants. Depuis le malaise au sein de la société n’a pas cessé de s’amplifier.

Les Algériens ont compris que le régime ne leur fera pas de cadeau. L’armée, au pouvoir depuis l’indépendance (juillet 1962) ne laisse aucune place à l’opposition. D’ailleurs au début des manifestations le 22 février, le premier ministre Ahmed Ouyahia a cité l’exemple de la Syrie au cas où la rue ne se calmerait pas. Ensuite, il a dû revenir sur cette référence, constatant combien le peuple algérien est discipliné et déterminé à refuser un cinquième mandat d’un homme malade et qui ne s’est plus adressé à la nation depuis avril 2012. Le fait d’avoir cité la Syrie a choqué beaucoup de gens. Il a voulu jouer sur la peur et la menace d’un retour à la guerre civile des années quatre-vingt-dix.

Dans une «Déclaration au peuple algérien» signée par une quinzaine de personnalités, il est rappelé que «le rassemblement doit être pacifique». Ce qui n’a pas empêché des jeunes de crier «Bouteflika dégage», ce qui rappelle le «dégage» tunisien et égyptien de 2010 et 2011.

L’armée a fait une erreur, inciter ce président malade à se présenter pour un cinquième mandat, alors que tout le monde constate son incapacité physique à gouverner. Depuis qu’il a eu son accident cérébral, il n’est plus concrètement aux commandes, ne reçoit plus les visiteurs étrangers importants. Les généraux maintiennent la fiction d’un dirigeant valide pour qu’ils puissent poursuivre leur politique affairiste en toute tranquillité. L’Algérie importe 90% de ce qu’elle consomme, ce qui laisse aux gens au pouvoir de quoi faire de bonnes affaires. Aujourd’hui ce n’est plus possible. La rue a fait crever cet abcès et la mainmise de l’armée sur tout le pays n’est plus un tabou.

Le politologue algérien Lahouari Addi, cité par La Croix du 1er mars, dit: «la protestation est plus profonde qu’on ne croit; le régime est épuisé, il a commis une erreur monumentale avec ce cinquième mandat».

Les manifestants répartis entre 44 wilayas (régions) sur 48, soit quasiment tout le pays, réclament «justice et dignité», un slogan qui rappelle les premiers mois du printemps arabe en Tunisie et en Egypte. Les jeunes, diplômés et cultivés, connaissent un taux de chômage très élevé. 40% d’une population de 41 millions a moins de 30 ans. Ils vivent un malaise profond qui les pousse à vouloir quitter le pays par n’importe quel moyen. Cette perte de confiance dans le politique et le fait de sentir que le pouvoir ne tient pas compte de leur existence et encore moins de leurs revendications, les incite à sortir exprimer leur colère. Ils le font spontanément parce qu’ils n’ont pas connu la période noire de la guerre civile. L’historienne Karima Dirèche affirme dans un entretien publié par le journal communiste français L’Humanité «qu’il y a dans ces manifestations comme un sursaut de dignité du peuple algérien».

Accusée «d’avoir tué tous les espoirs», l’armée joue non seulement sa réputation, mais aussi son rôle et son rapport à la manne pétrolière et gazière. Si elle est battue, elle devra rendre des comptes. Il en sera de même des séparatistes financés depuis plus de quarante ans par ce régime.

La jeunesse qui manifeste réclame la reconnaissance de l’individu, la séparation de la religion et de la politique, la liberté de pensée, base fondamentale pour l’instauration d’un Etat de droit. L’ampleur et la détermination des manifestants dans la plupart des régions du pays donnent raison au politologue Addi. Ce qu’il se passe en Algérie est grave et profond. Cela fait longtemps que la société refoule sa colère et sent le besoin d’entrer dans la modernité, d’autant plus que le pays est riche et est capable d’assurer un futur décent et même radieux au peuple. Mais l’appétit des généraux et de quelques privilégiés les a aveuglés au point de ne pas avoir vu venir une colère populaire qu’on ne peut plus apaiser par des phrases et des promesses et encore moins par des menaces.

A remarquer que les islamistes se font discrets et n’essaient pas de récupérer ce grand mouvement. Leur discours ne fonctionne plus.

La France observe attentivement les événements. Ses relations avec ce pays restent compliquées. Ce qu’elle craint par-dessus tout, c’est l’arrivée massive de nouveaux immigrés fuyant un pays où cette crise pourrait durer et aboutir à un chaos aussi bien politique qu’économique.

Enfin les séparatistes qui rêvent d’une guerre contre notre pays subiront le même sort que leurs protecteurs, de plus en plus désavoués par le peuple, dont la volonté, la détermination et le courage ne cessent de s’affermir. 

Par Tahar Ben Jelloun
Le 04/03/2019 à 11h02