Casablanca

Famille Ben Jelloun

ChroniqueVille ambivalente, en travaux jour et nuit, embouteillée de l’aube à minuit, elle est pourvoyeuse de vice et si peu de vertu, sans folie apparente, agaçante quand elle se livre aux travers nocturnes, Casablanca n’est ni tout à fait blanche ni tout à faire noire.

Le 18/02/2019 à 11h16

Pour un romancier, Casablanca est une mine d’or. C’est une ville qui dort très peu, s’active partout, exige de l’énergie, de la volonté, de la fermeté et ne se laisse pas amadouer par ceux qui cherchent la tranquillité. Elle est vive, énervante, stressante, retorse, impitoyable, sale par endroits, impeccable ailleurs, riche, arrogante, méchante, polluée, imprudente, agressive, impatiente, volontaire, pas toujours logique, et en même temps indifférente aux laissés-pour-compte et autres pauvres gens qui n’ont ni les moyens ni les capacités de l’affronter. C’est une scène où la condition humaine se déploie sous plusieurs formes.

Ville ambivalente, en travaux jour et nuit, embouteillée de l’aube à minuit, elle est pourvoyeuse de vice et si peu de vertu, sans folie apparente, agaçante quand elle se livre aux travers nocturnes, Casablanca n’est ni tout à fait blanche ni tout à faire noire. Elle est ouverte à toutes les violences car elle grandit, elle a grossi, elle s’est développée, elle s’est étendue, elle a pris de l’âge sans vieillir et donne sa chance à celui qui est décidé d’être à sa hauteur, à ses exigences et qui travaille sans penser à s’économiser. Certaines de ses maisons Art déco ont disparu; à la place des immeubles sans imagination.

Casa est une mine pour l’écrivain parce que l’humain y est à son état brut. C’est une ville où on se bat, où la lutte des classes se fait sans être nommée, où l’homme est confronté à lui-même, à ses faiblesses et à sa condition. La vie et la mort se jouent sur une scène nue où le rire côtoie la tragédie, où le mal courtise le bien, où le jeu est une mise en scène de la vie, où rien n’est donné, où tout s’arrache et peut faire mal. On passe d’un quartier résidentiel pour riches à des lieux informels appelés «Jouteia» où la valeur des choses n’est pas la même.

Comme dans ce qui se passe dans les grandes villes, il y a des riches très riches, et des pauvres très pauvres. Il y a des fortunes colossales et de la pauvreté inimaginable. Il y a des femmes belles, séductrices et sans pitié qui fréquentent des restaurants de grande gastronomie. D’autres femmes aussi belles cherchent l’homme friqué avant l’amour. Elles fréquentent des lieux chics et chers. D’autres survivent avec si peu de moyens. Femmes de ménage, marchandes clandestines, paysannes sans terre, femmes qui luttent pour leur dignité avec la rage de l’injustice et du mépris. Femmes harcelées, piégées, séduites et abandonnées par des hommes indignes, faiseurs de prostituées.

Casa le jour efface les traces hideuses de ses nuits livrées à la crapulerie des hommes qui boivent, rotent et pissent dans des bars borgnes ou des boîtes où circulent la drogue et la suffisance.

Casa le soir, dans des ruelles non éclairées, où des adolescents font semblant de jouer au ballon, à l’affût de la grosse bagnole qu’il faut stopper pour dépouiller ses occupants, un couteau à la main.

Casa le soir, la police est ailleurs, traquant des apprentis terroristes. Casa et ses lumières, Casa et ses souvenirs que certains artistes ont réussi à préserver.

On construit partout. Des projets, des plans, des travaux, des échafaudages, des grues, des attentes longues à certains feux, des klaxons et du stress.

Le romancier n’a qu’à circuler et tendre l’oreille; il n’a qu’à jeter son regard sur la vie se faisant ou se défaisant. Tout est là. La condition humaine, la religion, les symboles, les idoles, les mythes et la course pour la vie.

Le regretté Mohamed Zefzaf a écrit des pages mémorables sur cette ville. Ami de Mohamed Choukri, ils se retrouvaient à Tanger, buvaient pas mal et confrontaient leurs expériences citadines.

Casa aurait besoin de nouveaux romanciers, de nouveaux cinéastes, de nouveaux artistes. Elle change tellement vite qu’il faut courir pour rattraper les fulgurances de sa beauté et de ses laideurs.

Casa est un immense théâtre où le simulacre n’est pas si étranger à son âme, une âme fatiguée parce que mal-aimée.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 18/02/2019 à 11h16