Enfants errants

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun. . DR

ChroniqueLes filles qui décortiquent les crevettes dans le port de Tanger pour des sociétés hollandaises sont payées une misère. Elles ont perdu les empreintes de leurs doigts et certaines, les plus fragiles, attrapent des maladies des poumons à cause du froid dans lequel elles sont obligées de travailler.

Le 21/05/2018 à 12h00

Dans une précédente chronique, «Les Misérables», j’ai évoqué le drame de ces enfants marocains qui errent dans les rues de Paris, livrés à eux-mêmes, abandonnés à leur sort, témoignant à leur insu d’une situation intolérable existant chez nous et qu’on ne voit pas ou qu’on préfère ne pas voir.

Peut-être le titre alarmant à la une du quotidien Le Monde de vendredi dernier «De Tanger à Paris, dans les pas des enfants perdus du Maroc», réveillera les autorités et les fera réagir et surtout agir.

Ce ne sont pas des enfants de rues, ce sont des enfants déjà abîmés, intoxiqués, drogués, sans plan, sans stratégie migratoire. Ils sont arrivés par des hasards différents, certains à Paris d’autres à Turin. Ils errent parce que perdus, dépendants de la colle qu’ils respirent ou pour certains d’un médicament contre l’épilepsie pour atteindre un état d’absence.

Dans le 18e arrondissement, ils sont une soixantaine. Sales, portants des blessures sur le corps, des yeux vides et déjà vagabonds. Ils font pitié et même peur. Certains habitants de la rue où ils se retrouvent ne se sentent plus en sécurité. Que faire ? La mairie de Paris a commandé une étude. Mais a-t-on besoin d’études sociologiques pour comprendre qu’il s’agit là d’une enfance détruite, saccagée, donnée aux chiens, et renvoyée à l’enfer du quotidien? Apparemment sans familles, sans attaches, ils sont les enfants errants du dix-neuvième siècle qui ont tant inspiré Victor Hugo et Hector Malot. Que ce soit «Les misérables» ou «Sans famille», cette enfance a été la honte d’une société qui a fermé les yeux sur des drames hélas fréquents et qui s’enlisent dans les méandres d’un oubli généralisé.

Le film de Nabil Ayouch, son meilleur, Ali Zaoua, prince de la rue (2000), nous alertait sur cette réalité amère et cruelle. Des récits, des nouvelles nous ont parlé de ces enfants devenus «déchets de l’humanité». Mais on a détourné le regard, on a pensé à autre chose. Le Maroc ne peut plus se permettre d’ignorer l’état de détresse que vit une certaine enfance, souvent des gamins de la campagne venus en ville mendier, se prostituer ou suivre un esclavagiste qui les emmène en Europe pour les exploiter à sa guise.

L’article du Monde nous apprend que des ouvrières des usines de textile ou de décortication de crevettes sont payées 1,20 euro l’heure. Le scandale commence ici, dans l’exploitation honteuse d’une main-d’œuvre sans qualification que des sociétés marocaines ou étrangères se permettent avec l’aval des autorités, des partis politiques et des syndicats. Honte sur eux! Certains de ces enfants errants ont leur mère dans ces usines. Ils veulent d’après l’enquête publiée par Le Monde émigrer pour envoyer de l’argent à leur famille.

Comme a dit un commentateur français, «ces enfants sont l’avant-garde d’une migration sauvage qui menace la France». Peut-être, mais ces enfants ne sont pas des immigrés cherchant du travail, un logement, une situation. Ce sont des refusés de la société, des rebelles à tout, des êtres tellement abîmés par la très mauvaise vie qu’ils sont en général irrécupérables.

Ils sont nés au Maroc dans des conditions qu’on devine, certains ont été probablement abandonnés par des mères abusées, par des filles-mères en détresse. Personne ne s’en est occupé. Alors ils s’échappent et font de la rue et de la nuit leur refuge, ils font de la drogue leur nourriture et leur recours. Ils sont détruits et voguent comme des mauvaises graines tombées de la nuit qui reste leur royaume. Enfants de la violence, ils survivent dans la violence.

Ce sont des mineurs mais tellement vieux avec une maturité qui n’a que faire de l’âge. Ils ont renoncé à la vie, du moins à quelque chose qui ressemble à une vie normale. Certes ils sont victimes de la mondialisation, mais ils sont avant tout victimes d’une misère qui sévit dans certains milieux sur lesquels on a jeté un voile pour ne pas voir cette part maudite de notre société où l’on trouve normal de sous-payer des ouvriers alors que le coût de la vie ne cesse d’augmenter. Les fortunes amassées par certains dans notre pays sont en partie dues au fait qu’on exploite la main-d’œuvre d’hommes et de femmes qui n’ont pas le choix.

Les filles qui décortiquent les crevettes dans le port de Tanger pour des sociétés hollandaises sont payées une misère. Elles ont perdu les empreintes de leurs doigts et certaines, les plus fragiles, attrapent des maladies des poumons à cause du froid dans lequel elles sont obligées de travailler. Certaines sont décédées suite à une pneumonie non ou mal soignée.

Ni les partis, ni les syndicats, ni le parlement ne dénoncent cet état des choses. Les enfants errants dans Paris sont en fait la petite partie visible d’un iceberg qui mine la société marocaine et qui risque de la mener vers des drames beaucoup plus terribles que ces gamins perdus dans les beaux quartiers parisiens.

Non seulement le Maroc devrait les rassembler et les rapatrier, mais il devrait aussi les mettre dans des institutions pour les réparer, pour leur donner un autre destin, une autre vie. Ce sont des blessés graves d’une vie pleine de brutalité et de fureur. Un plan plus vaste devrait être mis sur pied pour que plus jamais un enfant ne se retrouve jeté dans la rue, proie idéale pour toutes les saloperies dont l’homme est capable et que génère une misère criante et meurtrière.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 21/05/2018 à 12h00