Hypocrisie

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun. . DR

ChroniqueLes accidents de la route sont souvent causés par l’ébriété des conducteurs. C’est bien connu, le Maroc est un pays musulman où personne ne consomme de l’alcool. L’accident ne peut être causé que par des éléments relevant d’autres choses que l’ivresse au volant.

Le 05/02/2018 à 12h03

Pendant combien de temps continuerons-nous à vivre dans l’hypocrisie sociale et morale? Durant combien de générations allons-nous faire semblant, cacher nos vices, avoir un double discours, un double visage, avoir peur de ce que diront les voisins, les proches et les lointains? Certains appellent cela de la schizophrénie, d’autres de l’hypocrisie stupide (là, c’est un pléonasme).

C’est en lisant un article de Kamel Daoud dans Le Point de cette semaine sous le titre «Le message est la bouteille» que j’ai pensé à nos travers marocains avec cependant une différence c’est que nos hypocrites sont moins stupides que ceux qui sévissent en Algérie comme cet imprimeur qui refuse d’imprimer le menu d’un restaurant sous prétexte qu’il ne peut pas écrire le mot «vin» dans son atelier! Voici ce qu’écrit Kamel Daoud: «Si vous fabriquez du vin en Algérie, on refusera de goudronner la route qui mène à votre usine, les maçons ne voudront pas poser la dalle du sol de vos bureaux, on pétitionnera pour que vos vendeurs ferment boutique dans les quartiers, (…) on refusera de vous donner un stand lors des foires agricoles…»

Tout compte fait, tous les hypocrites se valent. Comme il est dit dans la Sourate Al Baqara «Ils cherchent à tromper Dieu et les croyants, mais ils ne trompent qu’eux-mêmes…». Pour prendre un exemple quotidien, celui des accidents de la route; ils sont souvent causés par l’ébriété des conducteurs. Personne n’en parle parce qu’on ne soumet pas les automobilistes à l’alcotest. C’est bien connu, le Maroc est un pays musulman où personne ne consomme de l’alcool. L’accident ne peut être causé que par des éléments relevant d’autres choses que l’ivresse au volant.

Comme en Algérie, on boit à l’intérieur, pas sur les terrasses. Les touristes eux ont le droit de boire où ils veulent. Je me souviens de l’écrivain, Naipaul, Prix Nobel de littérature en 2001, celui qui a écrit Crépuscule sur l’islam et était considéré comme un anti musulman primaire et intransigeant. Il mangeait pendant le ramadan dans un restaurant d’un pays musulman, son passeport posé sur la table. Il a l’apparence physique d’un Arabe, donc, dans l’esprit de tous, d’un musulman.

Faut-il rappeler qu’il y a plusieurs millions d’Arabes chrétiens en Egypte, en Irak, en Syrie et au Liban? Ils constituent une minorité menacée. On se souvient des attentats meurtriers qui ont tué plusieurs centaines de coptes en Egypte. Mais qu’on le veuille ou non, ce sont des Arabes qui ont choisi une autre religion. Pourquoi ne pas les respecter, les protéger et les laisser vivre leur foi en toute sécurité?

Tant que nous n’avons pas permis à l’individu d’émerger dans nos sociétés arabo-berbéro-musulmanes, nous vivrons dans cette hypocrisie qui engage l’ensemble de la population. Or si l’individu est reconnu en tant qu’entité unique et singulière, il est le seul à être responsable de ses actes. Ce qu’il entreprend, ce qu’il pense, n’engage que lui-même. Cela entraîne forcément la liberté de conscience que notre constitution et celles des autres pays musulmans n’admettent pas en dehors de la constitution de la Tunisie. Croire ou ne pas croire devrait être du ressort de la conscience de chacun. Un individu n’a de compte à rendre qu’à lui-même et à son créateur s’il est croyant.

Cette espèce de bouillie où on mélange les actes des uns et des autres et où on se permet d’intervenir comme si cette personne ne s’appartient pas à elle-même mais à tous, c’est-à-dire à n’importe qui, ne peut qu’étouffer les vocations et les libertés. C’est cette même bouillie qui a favorisé l’émergence de fanatiques radicalisés et qui sont devenus des terroristes enrôlés par Daech et ensuite envoyés dans le monde pour tuer des innocents au nom d’une religion qu’ils détournent et salissent.

De quel droit un charlatan se permet-il de juger le comportement des autres? De quel droit donne-t-il des leçons de morale? De quel droit il dicte la manière d’être et de penser? Ce mépris de l’individu est ce qui rend nos sociétés invivables à moins de souscrire à une hypocrisie générale et se taire, réprimer toute velléité d’être une personne libre, responsable, fiable et digne.

Kamel Daoud fait remarquer que dans son pays «le vin subit la montée de l’islamisme qui interdit le vin mais encourage les pots-de-vin». Tout est là. L’hypocrisie a dans ses entrailles le moteur essentiel, celui qui fait marcher le pays, la corruption.

Il n’y a pas que le corps qui est corrompu, il y a aussi l’âme. Et là, il faut des générations pour nettoyer cette âme et la rendre compatible avec la liberté et le respect des autres. Faire le ménage est une urgence, si toutefois nous voulons être à la hauteur de cette exigence qui fait que la vérité est compatible avec la liberté. Pour le moment nous ne sommes pas libres. Nous sommes dominés par nos préjugés, par nos vieilles habitudes sclérosées, par nos conforts adossés à l’exercice de l’hypocrisie banalisée, c’est-à-dire à quelque chose qui ressemble à une anesthésie locale ou générale.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 05/02/2018 à 12h03