A un premier amour

DR

ChroniqueM. et moi, nous nous sommes connus à 18 ans. Il lui a fallu une bonne année pour qu’il se décide enfin à me déclarer sa flamme, alors que, de mon côté, je n’attendais que cela.

Le 29/11/2018 à 18h12

La semaine dernière, mercredi, au beau milieu de la soirée, j’ai été prise d’une sorte d’éclair.

Sur un coup de tête, je suis brusquement allée taper, sur Google, le prénom et le nom de mon tout premier amoureux.

Son site web est apparu. Je le connaissais déjà, ce site, pour l’avoir visité il y a quelques années, sans toutefois avoir eu cette force de lui écrire.

Il est photographe. Entre autres. Il a bien d’autres cordes à son arc.

J’ai cliqué, sans hésiter, sur la fenêtre de contact, j’ai renseigné mon prénom, mon adresse e-mail, et j’ai laissé ce message laconique: «que deviens-tu?».

Opération bouclée en quelques secondes.

M., à la même initiale que la mienne, m’a répondu dès le lendemain matin.

«Et toi… Que deviens-tu?».

Ces mots-là ont marqué le début d’une semaine de correspondance effrénée, très vintage, loin du fracas et de la fureur des réseaux sociaux, de WhatsApp et de Facebook. Au rythme, pour chacun, d’un long, très long, courriel quotidien.

M. et moi, nous nous sommes connus à 18 ans, fin 1995. Il lui a fallu une bonne année pour qu’il se décide enfin à me déclarer sa flamme, alors que, de mon côté, je n’attendais que cela.

Et si M. a fini par m’inviter un soir à bord de sa 2 CV, puis m’a embrassée, c’est bien parce qu’il y avait eu un J-P qui rodait dans les parages à cette période…

Ce J-P, je l’avais laissé «mariner», cela avait été mon terme, subtilement rapporté à M. par des copines malicieuses, qui avaient compris ce que nous n’osions nous avouer. 

Un «J-P»…

Ces initiales sont bien peu communes dans notre pays, n’est-ce pas?

Je vous parle d’une vie en France, dans laquelle je m’étais retrouvée parachutée, juste après le bac.

J’y ai inconséquemment bullé (les études, je m’en fichais), et j’ai aimé.

Ces jours-ci, M. et moi, avons enfin pu mettre des mots, des centaines de mots, sur tous nos non-dits, nos incompréhensions, nos erreurs, jeunes et maladroits que nous avons été. 

M., je m’adresse à présent à toi.

Voici plus de vingt ans, nous n’avons respecté aucune de nos différences: origines, culture, religion (ou absence de celle-ci)… Nous avons allègrement sauté, sans nous poser de questions, par-dessus toutes ces barrières.

Pour nous aimer, tout simplement.

M., permets-moi d’être chiante, mais rien de nouveau, tu me sais déjà ce trait de caractère. Je vais donc me plonger, en toute chiantise, dans nos passés familiaux respectifs.

Ton grand-père paternel est (et sera) un savant, je conjugue ce verbe d’état au présent et au futur, car par son entrée à l’Académie des sciences, il est immortel.

A des années-lumière de l’œuvre de ton grand-père, et à des milliers de kilomètres de là, mon grand-père paternel a, lui, paisiblement vécu sa vie en héritier, en épicurien, et n’a donc pas, ou peu, travaillé.

Mais à son actif, ce fait d’armes: il a été l’un des rares signataires d’une courageuse pétition adressée au sultan Mohammed V, à une époque, celle du début des années trente, où nous étions encore loin de la fulgurance d’Internet qui nous a permis de nous retrouver.

Cette pétition, que son père lui avait demandé de signer, du fait de sa position d’aîné, demandait instamment au sultan de renoncer au Dahir berbère qu’il venait de promulguer, une loi injuste qui aurait pu créer de graves divisions entre les Marocains, métissés depuis des siècles.

Ce Dahir avait été soufflé au sultan par des Français, venus de ton pays. Vous nous avez en effet «protégés» quarante-quatre années durant.

Mais oublions pour le moment cette petite histoire dans l’histoire. Tu vas comprendre, dans quelques lignes, où je veux en venir.

M., je regrette de ne pas t’avoir emmené chez ma cousine, où une raclette plus que bienvenue, par le froid qui régnait ce soir-là, nous aurait tous deux accueillis, au sortir d’un de ces films que nous avons regardés ensemble.

Je n’avais pas osé te proposer de venir avec moi, t’assoir à mes côtés à ce dîner auquel je me suis finalement rendue seule, et où tu aurais pu constater que ma cousine, qui t’aurait chaleureusement accueilli, a épousé un Français.

Au Maroc, son père, mon grand-oncle, avait vaillamment résisté, comme tant d’autres de sa génération, contre la présence française sur notre sol.

Ma cousine a épousé celui que son cœur a choisi, au mépris de l’histoire, des codes, des diktats, des conventions et de ridicules tabous.

Au simple nom de l’amour.

Laisse-moi à présent revenir à ta propre histoire familiale, encore une fois. 

Ton grand-père maternel était, lui, issu de l’un des pays les plus pauvres de notre planète.

Cela n’a en rien empêché ta mère d’épouser ton père, fils d’un immortel.

Au simple nom de l’amour, une fois encore.

M., si nous avons pu nous aimer, et que nous savons aujourd’hui désormais, après tous ces courriels, que nous sommes le premier amour l’un de l’autre, c’est avant tout parce que toi, et moi, faisons partie de ces rares terriens à avoir reçu une éducation égalitaire et juste.

Il n’y a rien de plus humain, de plus naturel, que deux personnes très différentes qui s’aiment, ou se sont aimées. Cet amour puise sa force dans les savoirs reçus, s’ils ont été libres, généreux et audacieux. 

PS. A une chère tête blonde, dont le grand-père fut, lui, flamand, et qui a peut-être lu tout ça en souriant. Ma tendre amie, la peluche que tu m’avais apportée pour me consoler, après ma rupture d’avec M., existe toujours. Cet ours, qui n’a pas eu de nom, trône aujourd’hui en bonne place, au-dessus des livres de ma fille.

Par Mouna Lahrech
Le 29/11/2018 à 18h12