Algérie. Ce que cache l’incarcération du magnat Issad Rebrab

Issad Rebrab et Emmanuel Macron.

Issad Rebrab et Emmanuel Macron. . DR

En décidant d’incarcérer et d’humilier Issad Rebrab, le puissant homme d’affaires (et homme le plus riche du Maghreb), le chef de l’armée algérienne Ahmed Gaïd Salah cherche à adresser des messages qui viseraient notamment la France et ses intérêts en Algérie. Voici comment.

Le 23/04/2019 à 14h36

Les raisons de son incarcération, caméras de télévision pro-régime et humiliation publique à l’appui, sont restées jusqu’ici floues. Mais à bien y regarder, la vue s’éclaircit. Nous vous l’apprenions, et après son arrestation hier, Issad Rebrab, PDG du premier groupe privé d'Algérie, Cévital, première fortune d’Algérie (du Maghreb aussi, du reste) et grand opposant au clan Bouteflika, a été incarcéré dans la nuit de lundi à mardi, dans le cadre d'une enquête anti-corruption. L’homme, âgé de 74 ans, est soupçonné «de fausse déclaration concernant le mouvement de capitaux de et vers l'étranger, surfacturation, importation de matériel usagé en dépit de l'octroi d'avantages bancaires, fiscaux et douaniers (destinés au matériel neuf)».

Mais alors que la purge en cours dans les milieux d’affaires en Algérie visait d’abord et avant tout les oligarques du clan Bouteflika, l’arrestation d’Issad Rebrab sonne comme un coup de feu dans un concert à la musique très convenue. Elle jette le trouble, le désarroi, l’incompréhension… Et aussi la terreur, dans un pays dont le puissant chef d’état-major donne la preuve qu’il n’existe de sanctuaire pour personne et qu’aucun n’est à l’abri de ses représailles.

Ahmed Gaïd Salah aime livrer des messages dans ses actions et discours. Que cherche-t-il à dire par l’arrestation de Rebrab, celui-là même que le régime de l’ancien président ne cessait de malmener, notamment en bloquant depuis près d'un an, au port d'Alger, des équipements industriels destinés à des investissements pour son conglomérat? Le quotidien algérien Liberté, propriété de ce même groupe Cévital, ainsi que d’autres journaux, n’ont eu d’ailleurs de cesse de dénoncer cet état de fait qui favorisait les proches de Saïd Bouteflika, particulièrement les frères Kouninef, arrêtés le même jour qu’Issad Rebrab.

Puissant, Rebrab l’est bel et bien. Son groupe est actif aussi bien dans l'électronique, la sidérurgie, l'électroménager que dans le BTP. Il emploie quelque 18.000 personnes. Comptez 4 milliards d’euros de chiffre d'affaires et 30% de croissance par an en moyenne… Et ce, depuis 15 ans. En Algérie, ses adversaires sont, on s’en doute, très nombreux. A commencer par la puissante famille Kouninef, propriétaire de l'important groupe KouGC, notamment spécialisé dans le génie civil, l'hydraulique et le BTP. Proches des Bouteflika, les frères Kouninef sont soupçonnés d’être les artisans des blocages dont souffrait Cévital.

Mais Issad Rebrab a aussi des alliés. Et même au plus fort du bras de fer qui l’opposait au clan Bouteflika, il est resté intouchable. L’homme jouit d’une bonne réputation à l’international. «Sérieux et fiable» sont souvent des adjectifs employés par ceux qui ont croisé son chemin. D’ailleurs, c’est de l’autre côté de la Méditerranée que Cévital et son patron, Issad Rebrab, comptent le plus de soutiens. En France, oui. Rebrab y dispose d’ailleurs du groupe électroménager Fagor-Brandt, ou encore le fabricant de portes et de fenêtres Oxxo, qu’il a rachetés. Et le magnat algérien y compte des soutiens aussi importants que …l’Elysée.

Quand Cévital a décidé de s’implanter, en novembre 2018, au nord de la France, à Charleville-Mézières, dans les Ardennes, en créant une unité de production de machines de traitement de l’eau (EvCon, 300 millions d’euros d’investissements et près de 1.000 emplois à la clef), c’est le président français Emmanuel Macron lui-même qui avait procédé à l’inauguration de l’usine, aux côtés de Issad Rebrab. Le groupe algérien emploie, en tout, pas moins 12.000 personnes en France.

Autre illustration du grand intérêt de la France pour cette personnalité de premier plan en Algérie, et pour son conglomérat et ses activités, trois mois après l’annonce d’EvCon, Emmanuel Macron avait de nouveau accueilli, et en grande pompe, le patron algérien à Versailles. C’était lors d’une réunion avec 150 grands patrons venus du monde entier faire la promotion de la France en tant que hub d’investissements étrangers. Issad Rebrab avait alors été le seul chef d'entreprise algérien à avoir assisté à cette rencontre.

Autant dire que les difficultés que l’archimilliardaire rencontrait dans son pays contrastaient avec l'aura dont il jouissait, tout particulièrement en France. En 2014, Rebrab avait été qualifié, ni plus ni moins, de «sauveur» par la presse française après le rachat pour 200 millions d'euros du groupe d'électroménager français Brandt, alors en redressement judiciaire.

Alors que cible donc Gaïd Salah avec l’incarcération de Rebrab? On se souvient que lors de son discours du 10 avril dernier, le chef d’état-major a «déploré» les «tentatives de certaines parties étrangères, partant de leurs antécédents historiques avec notre pays, de pousser certains individus au-devant de la scène en les imposant comme représentant du peuple en vue de conduire la phase de transition». L’allusion à la France est très claire dans ce passage. Ce pays est au demeurant placé en tête des thèses complotistes, régulièrement citées par Gaïd Salah quand il se réfère à cette fameuse «main de l’étranger» qui serait derrière les manifestations qui se déroulent en Algérie depuis le 22 février.

Compte tenu des liens privilégiés qu’entretient la France avec Issad Rebrab, haussé au rang d’Algérien-modèle par Emmanuel Macron, on peut se poser la question de savoir si son arrestation n’est pas un message adressé à Paris.

La France a des intérêts considérables en Algérie. Le désormais homme fort de l’Algérie cherche-t-il à montrer à l’ancienne puissance coloniale sa détermination à ne reculer devant aucun ressort pour imposer en Algérie son système? Il se prend aujourd’hui à un homme d’affaires, respecté internationalement, mais qui est… Algérien. Se rend-t-il compte de l’image désastreuse de l’Algérie qu’il adresse au monde? Quel homme voudrait investir dans un pays où l’arbitraire est roi? Pour préserver ses intérêts et le système qu’il incarne, Gaïd Salah ne reculera devant rien. Et c’est tout un pays qui risque d’en payer le prix. Très cher.

Par Tarik Qattab
Le 23/04/2019 à 14h36