«Le couteau»

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun.

Chronique«Le Couteau» raconte l’agression dont Salman Rushdie a été victime à New York le 12 août 2022. Il m’a souvent dit: «Je suis la preuve que la littérature est dangereuse», tout en riant.

Le 06/05/2024 à 10h59

Vendredi 3 mai, fin de journée. Le musée d’Orsay, à Paris, se prépare à recevoir quelqu’un d’important. Le musée est entouré de voitures de police, un car rempli de CRS est garé dans une rue adjacente, des policiers en civil tournent autour de l’entrée principale de l’établissement. Des militaires armés s’occupent de la sécurité. Ils vont et viennent sur l’esplanade.

Vu de l’extérieur, on pense que la personne importante qu’une foule de gens disciplinés attend, avec leur carton d’invitation et leur carte d’identité exhibés, doit être Zelensky, le président ukrainien, ou peut-être Joe Biden.

Pas du tout. Le musée reçoit un écrivain. Un grand écrivain. On se dit: «C’est formidable! La France célèbre la littérature avec sérieux!»

Il faut dire que l’écrivain en question vit depuis février 1988 sous la menace d’une condamnation à mort prononcée par un vieillard sénile, l’ancien chef d’État iranien Khomeiny.

C’est Salman Rushdie que les éditions Gallimard ont invité à présenter son dernier livre «Le couteau», qui vient de paraître. Un livre pas comme les autres, car ce n’est pas un roman policier, ni un essai sur les armes blanches.

«Le Couteau» raconte l’agression dont Salman Rushdie a été victime à New York le 12 août 2022. L’attaque a été d’une grande violence. Il aurait pu perdre la vie. Il a perdu un œil et l’usage du bras droit sans parler du traumatisme et de l’angoisse que cette tentative d’assassinat a provoqués chez l’écrivain.

Je connais et lis Salman Rushdie depuis longtemps, bien avant le scandale des «Versets sataniques» qui lui a valu la fatwa de l’ayatollah iranien qui n’a pas lu le livre, mais qui a tenu à le livrer aux assassins pour avoir évoqué des «versets sataniques».

Je l’ai rencontré plusieurs fois, même au temps de la clandestinité. Je ne peux pas dire que c’est un ami, mais chaque fois qu’on s’est vu, il a montré de la sympathie pour moi et mes livres traduits en anglais. Il m’a souvent dit: «Je suis la preuve que la littérature est dangereuse», tout en riant. Il n’a jamais manqué d’humour, même aux pires moments de son existence, quand il vivait caché et sortait déguisé, entouré de gardes du corps. Il m’a rappelé que nous avons écrit la même scène sans nous concerter à propos du respect religieux du pain. «Je me souviens que tu as ramassé un morceau de pain dans une ruelle de Fès, tu l’as porté à la bouche et tu l’as embrassé. Moi aussi j’ai connu cette expérience, dans la vie et aussi dans le roman. Sauf que moi j’ajoute ceci: je fais de même avec un livre ramassé par terre!»

Dans «Le Couteau», il nous raconte ce qui lui est arrivé. Le livre commence ainsi:

«À dix-heures quarante-cinq, le 12 août 2022, par un vendredi ensoleillé dans le nord de l’État de New York, j’ai été attaqué et j’ai failli être assassiné par un jeune homme armé d’un couteau, juste après être monté sur scène de l’amphithéâtre de Chautauqua pour y parler de l’importance de préserver la sécurité des écrivains… Je revois encore l’instant au ralenti. Mes yeux suivent la course de l’homme qui jaillit du public et vient vers moi. Je distingue chaque pas de sa course effrénée. Je me vois me lever et me tourner vers lui. (Je continue à lui faire face. Je ne lui ai jamais tourné le dos. Je n’ai aucune blessure dans le dos.) Je lève la main gauche dans un geste d’autodéfense. Il y plonge le couteau. Ensuite je reçois de nombreux coups, au cou, à la poitrine, à l’œil, partout. Je sens que mes jambes me lâchent et je m’écroule.»

Je ne reviens pas sur la fatwa et surtout sur le roman qui lui a valu tant de malheur. Ce que je retiens, c’est que Salman Rushdie est un grand écrivain, avec un imaginaire fabuleux, un immense conteur, un raconteur d’histoires puisées dans son enfance à Bombay et dans le mémoire de ses parents et grands-parents indiens de culture musulmane.

Vendredi dernier, il est arrivé, souriant, étonné de voir tant de monde l’accueillir par une ovation debout comme si c’était un virtuose du piano ou un acteur célèbre. Pourtant, la veille, il a été effondré d’apprendre la mort de son grand ami, l’écrivain américain Paul Auster, décédé à 77 ans suite à un cancer du poumon.

Il a répondu aux questions d’une jeune femme connaissant bien son œuvre. Toujours avec humour et sourire.

À la question «Si vous vous trouvez aujourd’hui face à votre assassin, lui pardonneriez-vous ?», sa réponse a été: «Je n’ai ni à lui pardonner ni à lui parler; ce que je veux c’est qu’il disparaisse de ma vue, ne jamais le voir, ne jamais le rencontrer ni lui parler».

Dans le livre, il raconte tout, ses épreuves, ses douleurs, ses séances chez les médecins, ses problèmes de prostate et la menace d’un cancer, et puis ses amis dont l’écrivain anglais Martin Amis, décédé d’un cancer de l’œsophage. Après sa mort, Salman écrit: «Bien souvent après l’attaque, j’ai pensé que la Mort se trompait de cible. N’étais-je pas celui qui était désigné pour être récolté par la Faucheuse, celui qui, de l’avis général, avait très peu de chances de survivre?»

Les mots sont dangereux. La fiction est pleine de risques. Raconter une histoire qu’on a imaginée, inventée, n’est nullement anodin. Les censeurs, les fanatiques, les hypocrites prennent au sérieux ce que nous écrivons. Alors, la seule réponse à leur opposer est celle de la lecture, de la célébration de la littérature, toutes les littératures sans exception. Car c’est la poésie, c’est la bonne littérature qui, d’une façon ou d’une autre, sauvera le monde de la bêtise et du crime.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 06/05/2024 à 10h59