Mounir Erramach, une vie tumultueuse

Karim Serraj.

ChroniqueAprès 20 ans dans les prisons marocaines, un narcotrafiquant de haute voltige qui a régné sur le Détroit de Gibraltar, va quitter sa cellule dans quelques semaines et retrouver la liberté. Mounir Erramach fut un chef de gang haut en couleur, adossé à un mythe incontestable dans le monde de la drogue après des coups audacieux, perpétrés par un personnage extravagant qui cherchait à épater la galerie. On lui doit notamment l’introduction en masse des drogues de synthèse dans notre pays. Voici son histoire…

Le 05/05/2024 à 11h17

Vingt années sans clémence derrière les barreaux… Mounir Erramach sera bientôt un homme libre. Ce natif de Sebta, à la double nationalité marocaine et espagnole, qui a grandi et fait ses armes dans le trafic international de stupéfiants à Tétouan, aura purgé l’intégralité de sa peine, prononcée en 2004, le maximum dans un procès de trafic de drogue au Maroc. On comprendra plus bas pourquoi.

Grand reporter à l’époque, j’ai eu l’opportunité d’assister à deux séances de son procès à Rabat, pour lequel l’État avait réservé rien de moins que la Cour spéciale de justice. Cette dernière, dissoute après ce fameux procès Erramach, n’était compétente que pour juger les hauts fonctionnaires publics et les magistrats. Un tribunal dont les sentences sont définitives et ne permettent aucun recours. Que faisait donc Mounir Erramach, certes au destin de narcotrafiquant légendaire, dans cette juridiction réservée aux commis de l’État?

La réponse est simple: dans sa dégringolade, le baron a fait tomber 22 hauts dignitaires corrompus jusqu’à l’os, dont les deux substituts du procureur général du Roi de la Cour d’appel de Tétouan (Mohamed Farid Benazouz et Abdelkader Younsi), trois présidents de la Chambre criminelle de cette même cour (Abdellah Salal, Abdelkrim Zerhouni et Abdeslam El Hajoui), le préfet de police de Tanger (Mohamed Sekkouri), le directeur de la Sûreté régionale de Tétouan (Mohamed Charafeddine), des chefs de sûreté et des commissaires principaux du Nord, le commandant des Forces armées royales de la région Nord (Oumari Zemzemi), ou encore le directeur régional de la Direction de la surveillance du territoire (DST) à Tanger (Ramzi M’rabet). Une belle friture de gros poissons…

Une bombe. Tous l’avaient protégé dans ses activités entre les deux continents, l’avaient averti pour disparaître des radars quand il le fallait, avaient enterré enquêtes et investigations ou transmis les plannings des rondes de surveillance du Détroit de Gibraltar par la gendarmerie et l’armée. Cela lui a permis d’exporter, sans être importuné, pendant 10 ans du cannabis par milliers de tonnes chaque année, et d’importer pour la première fois dans le Royaume des drogues de synthèse (ecstasy, LSD, MDMA) auparavant inconnues chez nous. La déferlante de stupéfiants de la fin des années 1990 et du début des années 2000 porte sa signature exclusive.

À titre d’exemple, en 2001, le préfet Mohamed Sekkouri recevra la coquette somme de 20 millions de dirhams pour libérer Mounir Erramach, arrêté à la frontière marocaine et accusé de trafic de drogue international. Le patron de la police de Tanger allait faire mieux: obtenir que son nom soit rayé de la liste des personnes recherchées dans le Royaume.

Mounir Erramach a du panache, du culot à revendre et un destin peu commun. Né en 1973, il monte à 12 ans le premier étage de la délinquance, en se lançant, à Tétouan, dans le commerce de cigarettes de contrebande, qu’il faisait passer de la ville de Sebta. Il eut droit à ses premières guerres de gangs, pour défendre ou s’accaparer des territoires, et c’est au cours de l’une d’elles qu’une nuit, il blesse au couteau un garçon de son âge et l’abandonne dans la rue. Arrêté, il passera dix mois dans un centre de détention. À sa sortie, il se rapproche de son oncle maternel, Mustafa Tetouani Couiyah, surnommé «Payona», qui travaillait à Tanger pour le pionnier des barons marocains de haschich, Ahmed Bounekoub, dit Dib (le loup). Cet oncle va lui mettre le pied à l’étrier et l’initier aux secrets du Détroit de Gibraltar. Avec son look de grand seigneur, l’adolescent commence à mener une double vie dans les bas-fonds de Sebta et Tanger. Il côtoie dès ses 16 ans des criminels de tous genres, devient accro aux nouvelles drogues qui faisaient à peine leur apparition en Europe.

Il se biberonne aux histoires de blondes plantureuses peu farouches de Marbella et de soirées cocaïnées ou sous acide, de voyages sur des îles lointaines avec des mannequins sud-américaines, de restaurants et d’hôtels réservés aux millionnaires, de grandes villes comme Amsterdam où les drogues sont licites. Il n’a plus qu’une ambition: devenir un puissant narcotrafiquant. Mais son gros problème, qui finira par distendre sa personnalité la rendant mythomane, et paranoïaque, provoquant plus tard sa chute inévitable, est qu’il aimait la drogue, les rails interminables, les saunas VIP des palaces et leurs locatrices, les armes à feu avec lesquelles on ne plaisante pas au Maroc.

Il recrute donc son gang, et l’on sait qu’à ses 22 ans, celui-ci sera composé d’une dizaine de jeunes passionnés d’armes, sur lesquels il règne en Escobar inspirant son existence, et jusqu’à la ruse de tout corrompre sur son chemin depuis les plus hauts dignitaires du Royaume aux simples agents de la circulation, aimant recevoir les salamalecs, voire les saluts militaires qui se doivent entre pairs.

Le nouveau cartel d’Erramach s’est formé à Tétouan, un an après la capture de Dib en 1996, le détroit devenant libre pour les téméraires. Et il y en aura trois. D’abord Mohamed El Kharraz, alias Bin El Ouidane (littéralement «entre deux rives»), qui va tout simplement récupérer la place de Dib, s’adjugeant la région du littoral tangérois de Mnar jusqu’à Ksar Sghir. Ensuite, Mohamed Taïeb El Ouazzani, alias El Nene, qui reprend le fief de Sebta, et qui inspira au réalisateur espagnol Daniel Monzon un film en 2014 («El Niño»). Celui que beaucoup décrivent comme un «fou furieux» a débuté sa carrière dans le transport de haschich, au sein du cartel de Bin El Ouidane, avant de constituer sa propre bande de trafic de drogues dures à Sebta. Il se distingua notamment par deux évasions spectaculaires des prisons de Sebta et de Kénitra, mais finira assassiné par balles en haute mer, en 2014.

Et puis il y a Mounir Erramach, qui s’accaparera la région de Tétouan et de Oued Laou, d’où il va désormais opérer. Le détroit tenu auparavant par un seul homme, Hmidou Dib, a été segmenté en trois zones jalousement détenues par une nouvelle génération de trafiquants.

Erramach va enregistrer par vidéo, pendant six ans, toutes les transactions accomplies par son homme de main, Mostapha Benaboud, auprès des représentants des autorités de l’État, notamment les versements d’argent. Les rencontres secrètes avaient lieu à Oued Rmel, discret village côtier sis entre Tanger et Tétouan. On trouvera aussi chez lui, à son collapsus, des centaines d’heures d’enregistrements de téléphone avec tout ce beau monde. Erramach n’avait pas encore 25 ans...

Le jeune homme opportuniste, dominateur et doté d’un esprit de bande (il aimait sortir en boîte de nuit avec ses gardes du corps et ses lieutenants), il est dit également bipolaire, névrosé patenté, mais extrêmement rusé et manipulateur, qui a grandi dans le milieu, avec une enfance violente dans la rue. Sa revanche sociale sera celle de l’avoir et du paraître, des femmes, du m’as-tu-vu, des vêtements à 20.000 dirhams pièce. Un homme qui montre un visage angélique, mais dont les colères frôlent l’extrême et se terminent souvent dans le sang. Il a en effet déjà fait usage, lui et ses hommes, d’armes à feu lors de rixes avec des gangs sebtaouis à Kabila ou Marina Smir. Il aime le luxe, s’exhiber en Europe avec ses conquêtes passagères, les voyages aux quatre coins du monde. Il vit une partie de l’année à la Costa del Sol avec sa femme Leila T. et leurs 2 enfants. À son apogée, il demande même qu’on l’appelle dans le milieu l’Émir (le Prince).

Son physique au tribunal: grand de taille, une corpulence musclée, mais svelte, de larges épaules, un visage ovale, cheveux noirs très courts, des yeux en amande souvent pris de rictus quand il toisait avec haine les commis de l’État dans la salle. Le corps se crispe parfois à la barre, en proie à des compulsions nerveuses, secoué de mouvements brefs, sans doute pathologiques.

En Espagne, ses pièce d’identité et passeport portent un autre nom: Mounir Abdelkader Mohamed. Les services de sécurité ibériques, qui connaissent bien le personnage, ont lancé un an après sa condamnation au Maroc, en 2005 donc, la grande opération «Leila», du prénom de son épouse, de lutte contre le crime de blanchiment d’argent, à Mijas (ville entre Malaga et Marbella). L’avocat chilien Fernando Del Valle, résidant à la Costa del Sol, est arrêté après avoir blanchi 600 millions de dollars, dont une bonne partie, dit-on, provenait de son client principal, Mounir Erramach.

Il va alors apparaître dans les investigations espagnoles ce que la Cour spéciale de justice de Rabat n’avait pas dévoilé lors de son procès: le réseau de Mounir Erramach a créé plusieurs sociétés-écrans spécialisées dans l’immobilier et le tourisme, avec le but de blanchir l’argent amassé plusieurs années durant dans le narcotrafic. Les opérations étaient réalisées par des avocats peu scrupuleux de la Costa del Sol aux ordres de Del Valle. Finalement, après nombre de transactions, et via un montage des plus complexes où intervenaient plusieurs entreprises fantômes (plus de 500 recensées dans le réseau de l’avocat chilien, selon la justice espagnole), le fruit du trafic était transféré dans un premier temps aux paradis fiscaux de Gibraltar, Luxembourg et Andorre, au nom de l’entreprise Passan International Limited. Celle-ci s’occupait de disséminer l’argent dans la nature, impossible à retrouver à l’arrivée. Une société opaque qui aurait blanchi pour le cartel d’Erramach un beau pactole, qui doit certainement somnoler dans des banques off-shore, en attendant qu’on vienne le récupérer. Il est avéré aussi que Mounir Erramach investissait, en grande partie, cet argent dans l’immobilier, si bien qu’il posséderait des biens importants dans le monde. Entre-temps, et juste avant le coup de filet de Mijas, Leila T., l’épouse de Mounir Erramach, était parvenue à s’échapper en compagnie de plusieurs membres de sa famille, ainsi que d’autres membres du réseau. La police espagnole soupçonne qu’elle se soit réfugiée au Maroc.

Mounir Erramach sera dans quelques semaines, à 51 ans, une personne libre, méritant une «seconde chance» comme tout homme ayant purgé sa peine. On rapporte que dans ses cellules VIP, dans les deux ou trois prisons où il a séjourné durant ces deux décennies, il avait une vraie passion: entretenir des plantes vertes et des fleurs, qu’il choyait à longueur d’année dans un patio aménagé. L’exubérance du personnage et sa destinée hors du commun resteront sans pareil dans l’histoire des grands barons de la drogue qui ont régné sur le Détroit de Gibraltar, durant l’âge d’or du trafic de drogue. C’était un autre Maroc.

Par Karim Serraj
Le 05/05/2024 à 11h17