À l’ère d’internet, j’ai perdu ma liberté!

Famille Naamane

ChroniqueUne cérémonie familiale privée. Le lendemain, ma nièce, à Casablanca, reçoit une vidéo de sa copine, qui habite Paris, où on me voit danser. Pourtant, j’ai fait trèèès attention, pourtant je n’ai pas arrêté de demander qu’on ne me filme pas!

Le 18/12/2020 à 11h04

Quel intérêt de filmer une personne à son insu et de partager sa vidéo? Que cherche cette personne par cet acte de trahison! Je ne saurai jamais qui m’a filmée! Ce n’est pas la vidéo qui me choque. Mais le fait que cette violation de la vie privée soit devenue courante et admise.

Pourquoi la vidéo a-t-elle été partagée par plusieurs personnes? Aucune d’elle n’a eu l’honnêteté de la supprimer au lieu de la diffuser. Personne n’a pensé que la partager c’est être complice du viol de mon intimité? L’utilisation abusive d’Internet porte atteinte à notre liberté et à nos valeurs.

Voyons d’abord cet abus sous l’angle religieux puisque la religion, ou plutôt la religiosité, s’exhibent fortement dans notre société, sans que les croyants ne fassent de lien entre les valeurs de l’islam et le viol de l’intimité d’autrui. Enregistrer une vidéo, la publier et même la partager est un des péchés majeurs. Divulguer l’intimité d’autrui est haram (péché): «Et n’espionnez pas ; ne médisez pas les uns des autres» (Coran 49:12). Filmer une personne à son insu et partager sur le web c’est la médire. La médisance est haram, assimilée à manger la chair d’une personne: «ne médisez pas les uns des autres. L’un de vous aimerait-il manger la chair de son frère mort?» (49 : 12)

Il y a ceux qui le font sciemment pour s’amuser, par vengeance, pour nuire à une personne, faire le buzz... Partager un scoop! Une concurrence abjecte est née dans le web: détenir la primeur de l’information pour jouir d’un pouvoir valorisant. Il y a aussi ceux qui, inconsciemment, encouragent ces méfaits, sans savoir qu’ils sont complices d’un acte infâme, en utilisant un doigt: l’index! C’est lui qui fait le partage sur le smartphone. Un péché majeur. Selon le Coran (Annour), ceux qui salissent l'honneur d'une femme ou d'un homme en divulguant leurs secrets sont maudits par Dieu.

Vu sous l’angle de la morale, de l’éthique, la sphère privée est sacrée. Divulguer les secrets des autres est hchouma, 3are (honteux). Une des valeurs de notre société, c’est setra: la protection de l’intimité et des secrets d’autrui. Si dans une famille une fille tombait enceinte ou un fils est homosexuel, l’entourage disait «Stère les enfants des autres, Dieu protègera les tiens».

Le Prophète: «Tout fidèle qui, dans ce monde, garde secret les défauts d'un autre musulman, verra ses propres défauts dissimulés par Allah le Jour de la Résurrection». Il est triste de constater qu’entacher l’honneur des autres en étalant leurs secrets devient banalisé. 

Dans notre culture, quand une personne vous introduit dans son intimité et qu’elle partage avec vous ath3ame (nourriture), elle crée avec vous un lien sacré. Dévoiler son intimité est une haute trahison. La discrétion qui était une valeur intrinsèque vire aujourd’hui à l’exhibition. Avant, la médisance était limitée à un nombre restreint de personnes. Avec internet, elle se propage, en quelques minutes, chez des centaines, des milliers de personnes. Que de scandales provoqués et véhiculés par des personnes pieuses, honnêtes, bien éduquées, consciemment ou inconsciemment!

J’ai été scandalisée par la vidéo d’un chanteur populaire marocain, ivre, filmé complètement nu. Les internautes s’en sont délectés. Je l’ai supprimée, par décence, par respect à setra et pour ne pas cautionner la destruction d’une personne et de sa famille.

Une actrice marocaine, Najat Bensalem, dont les internautes se sont moqués violemment de son caftan lors du festival du cinéma de Marrakech. Blessée, elle a publié une vidéo, en larmes: «je n’ai même pas de quoi payer mes repas quotidiens, à fortiori acheter un beau caftan». Des femmes, dans un village, réunies pour faire la fête. Le lendemain, une vidéo a créé un tel scandale qu’il y eut des divorces.

Aujourd’hui, nous devenons paranoïaques. Même dans des soirées intimes, privées, le danger nous guette. Plus de spontanéité de se mouvoir, de s’amuser, de danser, de parler… Tout le monde devient suspect, des paparazzis potentiels qui peuvent rendre public nos moindres gestes et paroles. Plus de confiance, mais une méfiance néfaste pour la convivialité et l’harmonie des relations.

D’un point de vue législatif, le code pénal marocain condamne la captation et la diffusion de tout enregistrement fait dans une sphère privée, à l’insu d’une personne (art. 447). La peine peut aller de 3 mois à 3 ans, avec une amende de 2.000 à 20.000 dirhams.

Internet doit être utilisé avec éthique et chacun d’entre nous doit se poser des questions avant de partager du contenu: mon geste va-t-il porter atteinte à l’honneur d’une personne, à mon pays ou autre? Un être humain honnête ne peut véhiculer des supports sans réfléchir aux conséquences potentielles de son geste. Or de plus en plus de personnes sensées tombent dans le voyeurisme et se délectent de scandales des autres sans évaluer les dangers qu’elles provoquent. Les sites internet qui sont le plus tristement célèbres sont ceux qui violent les vies privées et diffusent des scandales réels ou inventés. Les fake news abondent. Une fois que la fausse nouvelle circule, impossible de l’arrêter ou de la corriger. Les internautes partagent les photos, audios et vidéos sans évaluer leur responsabilité dans la propagation de mensonge, calomnie, atteinte à l’honneur d’autrui, mépris, insulte, humiliation…

Alors maîtrisons ce doigt, l’index, pour ne partager que du contenu instructif, constructif. Apprenons à nos enfants à en faire de même et faisons de la setra une de nos valeurs de base.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 18/12/2020 à 11h04