Et notre malade ne souffre plus de rien!*

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ChroniqueOn peut donc mourir pour une vie meilleure ou simplement pour soutenir son club préféré.

Le 07/05/2022 à 10h14

Vous avez certainement vu passer en boucle, il y a quelques jours, les images du public escaladant les murs et les grillages du stade Mohammed V à Casablanca, pour assister à un match de foot. Si on nous avait dit que ces images extraordinaires étaient prises à la porte de Sebta ou Melilia, où des centaines de migrants sont prêts à jouer leur vie en tentant d’atteindre l’Europe, on n’y aurait vu que du feu.

Il y a peut-être un parallèle à faire, ne vous offusquez pas si vite, s’il vous plait, entre un stade de football et ces villes qui ont un pied au Maroc et l’autre en Europe. Le type qui n’a pas son billet pour le match, comme celui qui n’a pas son visa, sont prêts à tout. Ils laissent tout derrière eux et veulent aller de l’avant. A un moment donné, plus rien ne compte. Ils veulent accomplir leur rêve, qu’il dure 90 minutes ou une vie. Le «mur» qui les sépare du stade ou de l’Europe devient un concentré de tous leurs problèmes. Poussés par l’énergie et la folie du désespoir, ils peuvent «déplacer des montagnes» pour arriver à leurs fins.

On peut donc mourir pour une vie meilleure ou simplement pour soutenir son club préféré. Il n’y a pourtant pas lieu de comparer l’incomparable, dirions-nous. Et de toute façon, le prix d’un billet pour le stade ne coûte que 30 à 100 dh, ce qui est dérisoire. Mais quand tu n’as pas forcément les 30 dh, ou que tous les billets ont déjà été pris, et que tu es sur le point de rater le match de ta vie, que fais-tu?

Forcer le passage, et quelles qu'en soient les conséquences, devient l’ultime recours, le type bloqué devant jouant logiquement (ou presque) sa vie entière à quitte ou double…

Même si on va évidemment arrêter ce parallèle, par décence au moins, on voit bien qu’il interpelle. Il allume plein de voyants rouges sur le tableau de bord de la société marocaine. Si des types frôlent la mort pour voir du foot, dans quel pays vit-on?

De tous les problèmes et de toutes les questions que l’on peut lister, il n’y en a qu’un seul, et bien pauvre, qui semble faire l’unanimité. L’image. Il n’y a franchement rien de plus cynique.

Quand la jeunesse escalade les murs de Sebta ou d’un vulgaire stade de foot, les élites se rassemblent autour de la même question: quelle image tout cela renvoie-t-il d’un pays comme le Maroc?

Le problème numéro un devient l’image. Ce n’est pas la réalité elle-même, mais son reflet, son interprétation. Tout ça pour ça. Il n’y en a que pour l’image, c'est-à-dire le qu’en-dira-t-on. Qu’en pensera-t-on?

L’image, ici, c’est la réputation. C’est ce que les autres voient et comprennent de nous. Il s’agit bien d’une déformation, et elle est gigantesque. On ne se soucie pas de l’impact de ces scènes de folie sur une population marocaine mais étrangère, de préférence «occidentale». Peu importe ce que nous pensons de cette image, de ces images. Ce qui compte, c’est ce que les «autres» vont en penser.

Cela revient à déplacer le problème. Nous passons de «Pourquoi diable en viennent-ils à jouer leur vie?» à «Que va-t-on donc penser de nous?».

Ainsi déplacé, et vidé de toute substance, notre problème a une solution toute faite: bloquer la diffusion de ces fameuses images, oublier de prendre ces photos, ne plus filmer cette réalité. Et «notre malade ne souffre plus de rien», comme dit le célèbre dicton marocain.

*مريضنا ما عندو باس

Par Karim Boukhari
Le 07/05/2022 à 10h14