Je jeûne, donc je suis !

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ChroniqueLa cassure jeûneur–non jeûneur, et le diktat imposé par le premier au deuxième au nom d’une supposée norme communautaire, reproduisent le schéma de l’individu écrasé par la collectivité. Réfléchissons-y.

Le 18/06/2016 à 16h18

Quand un Marocain rompt le jeûne en public, il s’expose à tous les risques et peut se retrouver directement au poste de police, plus tard devant un tribunal. Il risque alors jusqu’à un an de prison, selon l’humeur du juge qui lui fait face et son interprétation du fameux article 222 du code pénal. A part la case prison, quelles sont les alternatives qui s’offrent au téméraire? La première, et la plus fréquente, est d’être pris à partie par les quidams qui croisent sa route, voire littéralement tabassé par la foule. Dans ce cas, il finit à l’hôpital.

Il existe une autre alternative: plaider la folie et se retrouver à l’asile psychiatrique. Ne souriez pas. C’est une alternative rare mais crédible. Je le tiens d’un ami psychiatre. La rupture du jeûne figure parmi les motifs d’internement psychiatrique. C’est un révélateur. Un «mangeur» du ramadan est un forcené en puissance. Ne dit-on pas, d’ailleurs, qu’il faut être fou pour «le faire» en public ?

Dans tous les cas, la rupture du jeûne devient l’affaire des autres. Les médecins, les policiers, les juges, les voisins, les collègues, monsieur tout le monde. Tout le monde s’en mêle. Tout le monde fait entendre sa voix. Sauf le premier concerné, réduit au silence et objet de toutes les spéculations: est-il fou? Ou athée? Ou simplement irrespectueux des autres? Quel doit être son châtiment ici bas, parmi les hommes, en attendant le châtiment du ciel?

La cassure jeûneur–non jeûneur, et le diktat imposé par le premier au deuxième au nom d’une supposée norme communautaire, posent problème. Ce problème est récurrent puisqu’il revient tous les ramadans et occupe un mois sur douze, ce qui est beaucoup. En même temps, ce n’est pas assez tant la crispation de la société ne permet guère de réfléchir et de faire, sereinement, la part des choses.

Les chercheurs marocains, sociologues et anthropologues, ont d’ailleurs le plus grand mal à sonder cette question avec des instruments scientifiques. Dans le fond, la question reste insondable, livrée à elle-même. Comme s’il n’y avait rien à dire. Comme si jeûner ou ne pas jeûner, en privé ou en public, était naturellement l’affaire des autres, de tous les autres. Et comme si on pouvait facilement dissoudre le droit d’un individu sous le diktat de la communauté.

Dans la forme, par contre, les histoires reviennent chaque saison comme un leitmotiv. Ou une litanie. Elles se suivent et se ressemblent. Le mode opératoire est toujours le même: un téméraire rompt le jeune en public pour une raison ou une autre, la foule le dénonce, et il finit au commissariat, en prison ou à l’hôpital.

A Zagora, on nous dit que deux individus ont été arrêtés et présentés devant un tribunal pour avoir bu un verre d’eau en plein jour. Ils ont été dénoncés et arrêtés par la foule. Leur ligne de défense a été : «Nous étions accablés par le labeur et la chaleur». A Rabat, on nous dit qu’un employé a été dénoncé par l’un de ses collègues pour avoir fumé une cigarette sur son lieu de travail. Ici et là, on nous dit aussi que des candidats au bac ont «craqué» le jour de l’examen et rompu le jeûne. Côté VIP, nous avons aussi un ancien ministre qui se croit obligé de nous expliquer pourquoi il ne jeûnait pas.

Il y a longtemps que le problème n’est plus religieux mais culturel. Si les textes religieux ont aménagé un espace d’incertitude et une marge de tolérance pour les non-jeuneurs (comme le pèlerinage à La Mecque, la prescription concerne «ceux qui le peuvent»), la société en a décidé autrement. Elle a transformé le non jeûne en sacrilège. Oukal Ramadan (celui qui ne jeûne pas) est d’ailleurs une insulte et un anathème, elle sonne comme renégat ou pestiféré, un banni qu’il faut fuir avant de l’envoyer, plus tard, brûler en enfer.

Abolir l’article 222 du code pénal suffira-t-il à réduire la fracture jeûneur–non jeûneur qui nous divise un mois sur douze?

Par Karim Boukhari
Le 18/06/2016 à 16h18