La falaqa et le noun

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ChroniqueSouriez, c’est le retour de la falaqa, cette bonne vieille tradition héritée de nos glorieux ancêtres.

Le 11/06/2022 à 13h10

La falaqa est un terme intraduisible, mais a-t-on besoin de le traduire (ou alors en justice, comme dirait le regretté Said Seddiki), du moment que tout le monde sait ce que c’est? Enfin, je parle des plus de 40 ans. Pour ce qui est des autres…

Il ne sert à rien de traduire falaqa par falaque. Cela ne lui rendrait pas justice. Gardons donc falaqa, ce mot et cette musique que nos oreilles connaissent bien.

La falaqa fait partie de nos «traditions», du Maghreb au Machreq, et de toutes ces vieilles choses dont nous n’arrivons pas à nous débarrasser. On la croyait disparue avec la rage, la peste ou la filaire de Médine, mais non.

Voilà qu’on nous dit que dans un douar près de Chefchaouen, un fqih vient d’être arrêté pour exercice de falaqa. Une vidéo immortalise ce moment magique. Un homme tient un jeune garçon dans ses bras, pendant que le bâton du fqih s’abat sur la plante des pieds du jeune supplicié.

Ce fait divers est un brutal rappel à l’ordre. La falaqa est toujours parmi nous. Elle subsiste, elle survit. Dans certaines écoles coraniques (msid), comme nous le rappelle le fait divers de Chefchaouen, et dans certaines maisons. Et je ne parle même pas de la pratique policière, qui reste prisée dans les pays arabes.

Mais de quoi parlons-nous exactement?

La racine du mot, le verbe «fallaq», veut dire frapper durement, blesser, avec une pierre ou un objet non coupant. Quand c’est le bâton du fqih ou du papa qui s’abat sur vos pieds nus, c’est une bonne vieille falaqa. Quand c’est la pierre du copain de classe ou du derb qui vous percute le sommet de votre crâne, cela devient une «tafliqa».

Beaucoup d’entre nous portent encore, quelque part sur le cuir chevelu, ce tatouage, cette trace unique, cette pelade si caractéristique qu’est la tafliqa…

La plupart ont par ailleurs assisté ou subi, au moins une fois dans leur tendre existence, une séance de falaqa. Je dis bien «séance», parce qu’il s’agit de longues minutes de torture, avec un cérémonial et toute une mise en scène. Ils se souviennent forcément de ce supplicié allongé sur le dos avec une barre pour suspendre ses pieds en l’air, ou simplement (comme à Chefchaouen) soulevé et porté par un deuxième bourreau pendant que les coups pleuvent sur la plante de ses pieds nus…

Au-delà de la douleur et des séquelles (jambes arquées, durillons à force de marcher sur le bord du pied, marche claudicante), il y a l’humiliation. Le père de famille a la décence de faire «ça» en individuel, dans une petite chambre, sans témoins. Le maître d’école le fait en public, devant les copains de classe qui assistent au spectacle. Le maître peut pousser le luxe jusqu’à demander à un gamin de frapper le supplicié. Ce qui n’est pas le meilleur moyen de forger de solides amitiés entre les jeunes pousses…

Et ce n’est pas tout.

Il y a aussi le «noun» (en référence à la lettre de l’alphabet arabe), cette autre barbarie, certes réputée plus douce, où le gamin regroupe ses doigts autour du pouce (qui devient le point du «noun»). En football, le noun signifie frapper le ballon en se servant de la pointe du pied. Mais en classe, cela veut dire que le maître va vous administrer quelques coups de «règle» ou de bâton sur le bout des doigts. De bon matin, surtout en temps de froid, c’est le genre de coups qui vous tatouent la mémoire…

Si le noun restait la spécialité de l’école dite moderne, la falaqa était beaucoup plus répandue et on la pratiquait (faudrait-il conjuguer le verbe «pratiquer» au présent?) jusqu’aux arrière-boutiques des artisans où, à l’abri des regards, le maâlem pouvait s’acharner sur les pieds de ses apprentis.

Alors on frappe et on frappe. On frappe pour toutes les raisons du monde, ou aucune, mais avant tout pour éduquer. C’est-à-dire corriger, redresser, «pour bien faire rentrer les choses».

Un jour, j’ai vu l’une de mes connaissances gifler son gamin. Il ne supportait aucune remarque, ni protestation. Moi, disait-il, et pour un rien, mon père m’enfermait et me donnait la falaqa; alors une gifle à côté…

Je vous le disais plus haut. La violence en général et la falaqa en particulier sont des maladies dont notre société n’arrive pas à guérir. Vous savez pourquoi? Parce que des pères de famille continuent d’assimiler cela à «l’éducation».

Mais c’est pour leur bien qu’on frappe les gosses, vous diront-ils…

C’est la raison pour laquelle les parents des gamins de Chefchaouen ont renoncé à poursuivre le maître de la falaqa, arrêté et jugé mais qui s’en sort avec un simple sursis. Quelqu’un a dû souffler à leurs pauvres oreilles: «Derrière les coups, il y a l’éducation, et les bonnes intentions, alors pardonnez au fqih, il ne veut que du bien à vos enfants!»

Par Karim Boukhari
Le 11/06/2022 à 13h10