L’homme en colère

DR

ChroniqueS’il était encore là, il serait capable de nous dire: «Arrêtez avec vos comparaisons et vos hommages, laissez-moi finir tranquillement mon verre!».

Le 19/02/2022 à 09h00

Il y a des morts heureuses ou presque. Comme celle de Driss Khoury, qui s’est éteint dans la nuit du Saint-Valentin, la fête des amoureux, chez lui, après avoir mangé et bu «ma tayassara» (façon de dire, à la marocaine, qu’il a étanché sa faim et sa soif). Une vraie mort de poète. Ce qu’il était, indiscutablement.

On me dit même que, le jour de sa mort, Ba Driss, comme tout le monde a fini par l’appeler affectueusement, s’est réveillé avec l’envie furieuse de dépoussiérer les étagères de sa vieille bibliothèque. Alors il a tonné: «Sortez-moi ces livres, donnez-les moi, je vais les débarrasser de la crasse du monde!».

Il a nettoyé quelques livres, mangé et bu, puis il s’est endormi pour ne plus jamais se réveiller.

Ba Driss a réussi sa mort, douce et tranquille, et qui a des airs de revanche et de pied-de-nez à une vie, la sienne, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle a été dure, de bout en bout.

J’ai encore le souvenir de l’une de nos premières rencontres, il y a une trentaine d’années. Personne ne nous a présentés et je ne le connaissais absolument pas. Nous étions perdus dans une rencontre culturelle, où la majorité des convives étaient Européens. A côté de moi, donc, un homme à l’air sévère, avec un gros nez de clown (couperose), vêtu d’un imperméable digne des films d’espionnage des années 1970, coiffé d’un béret de révolutionnaire basque, s’appuyant sur une canne qui ressemble à un bâton de berger ou de vieux pèlerin.

Dans le cinéma, on appelle ce genre de bonhomme «une gueule». Dans la littérature et dans la vie, on dit «un personnage». Pour moi, c’était juste un inconnu qu’il valait mieux ne pas déranger. Il ne parlait pas et ses sourcils froncés ressemblaient à une défense qui disait : «Pas touche! Interdit de m’approcher!».

Bien sûr, j’ai eu l’occasion, plus tard, de lire Ba Driss, ses nouvelles à la fois sombres et joyeuses, ses chroniques aussi où il adoptait un ton détaché, imagé, et très direct.

J’ai eu l’occasion aussi de partager quelques causeries et quelques beuveries avec l’homme au «oukkaz» (béquille), j’ai toujours été impressionné par la colère qui l’habitait à tous les instants. Mais qu’il a toujours transformée en une incroyable soif de vie. Il le disait et l’écrivait à sa manière: «Je collerai à la vie jusqu’à ma mort».

On a souvent associé Driss Khoury à Mohamed Zefzaf et à Mohamed Choukri, avec lesquels il entretenait une relation contrastée et complexe. On disait aussi qu’il était un genre de Bukowski marocain. Et puis, quoi encore? S’il était encore là, il serait capable de nous dire, de sa voix rocailleuse : «Arrêtez avec vos comparaisons et vos hommages, laissez-moi finir tranquillement mon verre!». Avant de partir, bien entendu, dans un éclat de rire très sonore.

Repose en paix Ba Driss!

Par Karim Boukhari
Le 19/02/2022 à 09h00