Touria, merci de nous avoir tant bousculés!

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ChroniqueNous n’avons pas l’habitude de voir des artistes ou des intellectuels dans une équipe gouvernementale. Eux, des ministres? Voyons…

Le 29/08/2020 à 08h58

Beaucoup parmi ceux qui pleurent aujourd’hui Touria Jebrane l’ont pourtant moquée quand, en 2007, elle a été nommée à la surprise générale ministre de la Culture. Ils disaient qu’elle n’avait pas le «niveau», qu’elle n’avait pas fait de grandes études et qu’elle n’était ni tout à fait technocrate, ni ministre politique.

Beaucoup ne comprenaient pas, n’étaient pas d’accord. Il y avait un malaise.

Ce qui m’intéresse dans ces lignes n’est pas d’évoquer l’hypocrisie sociale qui rend notre langue si mielleuse alors que notre cœur est dur, ni cette forme de nostalgie et de tendresse aussi soudaines que passagères qui nous font aimer et vénérer nos morts, en attendant sans doute d’écorner leur souvenir un peu plus tard…

Ce qui m’intéresse, c’est le malaise. Parce qu’il est sincère et parce qu’il dit beaucoup de choses de nous.

Nous n’avons pas l’habitude de voir des artistes ou des intellectuels dans une équipe gouvernementale. Eux, des ministres? Voyons…

C’est le principe de «chacun à sa place» et la place du comédien, croit-on alors, est la planche (du théâtre), celle de l’écrivain ou du philosophe est derrière ses mots, ses pages, ses illusions.

Regardez bien la très longue liste de ministres qui ont «régné» depuis l’indépendance du Maroc. Vous y trouverez exclusivement deux «races» : les politiques et les technocrates. Les rares «gens de culture» devenus ministres ont porté une étiquette politique, de droite ou de gauche, tellement lourde, tellement voyante, que l’on a fini par ne plus voir que «ça».

Quand Achaari, par exemple, d’est retrouvé ministre de la Culture, à la fin des années 1990, on a oublié qu’il était écrivain pour ne plus voir en lui que cette «lointaine» machine politique. Et je ne parle même pas d’Ahmed Toufiq, le ministre des Habous, dont l’image de gardien de temple a brouillé et fait oublier qu’il était aussi, ce que beaucoup ignorent, l’un des meilleurs écrivains – essayistes de sa génération.

Le ministre, c’est l’autre, le lointain, l’inconnu. Celui qui nous gouverne et nous guide avec son portefeuille de ministre ne peut pas être un homme ou une femme populaire. Cela fait désordre.

Touria Jebrane a incarné ce désordre. Un beau et heureux désordre. C’était quelque chose, alors, de voir tous ses amis ou admirateurs qui ne comprenaient pas. Ils aimaient la femme, qui était humble et accessible, généreuse de sa personne. Ils aimaient la comédienne, avec son accent «aroubi» et ses rôles d’étourdie. Ils aimaient sa proximité, son accessibilité. Et ils ne voyaient pas comment elle pouvait, soudainement, incarner cette «lointaine», inaccessible et presque désincarnée figure de ministre.

Alors adieu Touria, merci pour tout. Et pourvu que le Maroc officiel nous bouscule un peu plus souvent en choisissant ses ministres parmi d’autres figures de la culture populaire, des hommes et des femmes simples et accessibles. La compétence n’est pas l’apanage des «lointains» technocrates et politiques. 

Par Karim Boukhari
Le 29/08/2020 à 08h58