À la recherche du fantôme de la nation algérienne

L’Afrique réelle

ChroniqueC’est donc le cachot de Syphax qui aurait dû être visité par M. Ramtane Lamamra, s’il avait voulu célébrer un héros «authentiquement algérien», et non celui du Massyle Jugurtha qui, comme nous allons le voir, fut l’homme qui détruisit le royaume masaesyle, donc l’ancêtre de l’actuelle Algérie.

Le 19/10/2021 à 11h00

Le 8 octobre dernier, à Rome, en réponse au président Macron qui s’était interrogé sur la réalité historique de la nation algérienne, le ministre algérien des Affaires étrangères, M. Ramtane Lamamra, s’est rendu sur le lieu de détention et de mort du grand chef berbère Jugurtha (160-104 avant J-C). Les Algériens considèrent en effet ce dernier comme un lointain ancêtre, ce qui pourrait passer pour un paradoxe, alors que la philosophie politique du «Système» repose sur le postulat d’une Algérie arabo-musulmane… Mais il s’agit également d’un raccourci historique, car Jugurtha fut l’homme qui acheva de détruire le royaume masaesyle, donc l’entité qui correspondait territorialement à l’actuelle Algérie… Retour en arrière.

Au IIIe siècle avant J-C, trois Etats berbères existaient dans l’actuel Maghreb:

1- Le royaume de Maurétanie, géographiquement l’actuel Maroc, s’étendait de l’Atlantique au fleuve Mulucha (Moulouya).2- Entre le Mulucha et la rivière Ampsaga (l’Oued el-Kébir), soit sur une grande partie de l’actuelle Algérie, s’étendait le royaume des Masaesyles.3- Entre la rivière Ampsaga et le golfe de Gabès, soit sur l’actuelle Tunisie et l’extrême ouest de l’actuelle Libye, s’étendait le royaume des Massyles ou Numidie.

Entre 272 et 146 avant J-C, se déroulèrent les trois guerres puniques qui opposèrent Rome et Carthage. En 213 avant J-C, durant la seconde guerre, Rome qui était à la recherche d’alliés approcha Syphax, roi des Masaesyles (Algérie). Ce dernier y vit l’occasion de s’emparer des territoires massyles sur lesquels régnait Gaia, allié de Carthage.

Gaia mourut en 206 avant J-C, et après une féroce guerre de succession, son fils Massinissa, né vers 239 avant J-C à Mascula (Kenchela dans les Aurès), lui succéda. Mais, soutenu par Carthage, un de ses neveux nommé Lacumazès se souleva contre lui. En 205 avant J-C, les Carthaginois s’allièrent à Syphax, roi des Masaesyles, contre Massinissa. Ce dernier fut vaincu et Syphax s’empara d’une grande partie du royaume massyle.

Mais aux yeux des Romains, l’allié Syphax devint suspect et Scipion se tourna vers Massinissa qui accepta son alliance afin de récupérer la partie de son royaume qui venait d’être annexée par les Masaesyles. En avril 203 avant J-C, lors de la bataille dite des «Grandes Plaines», Syphax et les Carthaginois furent vaincus. Syphax se replia alors à Cirta (Constantine), où la population le livra. Emprisonné à Rome, il y mourut en 202 avant J-C.

C’est donc le cachot de Syphax qui aurait dû être visité par M. Ramtane Lamamra, s’il avait voulu célébrer un héros «authentiquement algérien», et non celui du Massyle Jugurtha qui, comme nous allons le voir, fut l’homme qui détruisit le royaume masaesyle, donc l’ancêtre de l’actuelle Algérie… Pour le comprendre, il est nécessaire de reprendre le fil de l’histoire.

A Zama, au mois d’octobre 202 avant J-C, Scipion et Massinissa l’emportèrent sur Hannibal et ses alliés masaesyles qui avaient alors pour souverain Vermina, fils de Syphax. Chez les Massyles, le successeur de Massinissa (mort en 148 avant J-C) fut Micipsa qui mourut en 118 avant J-C, un décès qui provoqua un bouleversement régional. Le défunt avait en effet deux fils vivants, Adherbal et Hiempsal, plus un fils adoptif, son neveu Jugurtha, que les deux premiers détestaient.

Né à Cirta (Constantine) vers 160 avant J-C, Jugurtha était le petit-fils de Massinissa et le fils illégitime de Mastanabal, frère de Micipsa. C’était donc un Massyle de clan royal. Les trois frères décidèrent de se partager le royaume, c’est-à-dire l’actuelle Tunisie, plus l’actuelle partie de l’Algérie située entre Constantine et la frontière tunisienne ainsi que les territoires pris à l’ouest sur les Masaesyles. Mais Jugurtha fit assassiner Hiempsal et le partage se fit donc entre lui et Adherbal. Puis, Jugurtha attaqua Adherbal qu’il assiégea dans Cirta. La ville fut prise en 113 avant J-C et Adherbal y fut mis à mort tandis que des résidents romains y étaient assassinés.

Jugurtha devint alors roi de la Grande Numidie, c’est-à-dire l’actuelle Tunisie, plus la quasi-totalité de l’ancien royaume masaesyle qui s’étendait sur la partie centrale et occidentale de l’actuelle Algérie. Mais l’existence de cette Grande Numidie fut éphémère car, de 112 à 105 avant J-C, Rome s’engagea dans une guerre totale contre Jugurtha. Certes pour venger les siens, mais d’abord pour ne pas laisser se développer un royaume berbère trop puissant qui succéderait à Carthage.

En échange de son soutien, Jugurtha offrit alors à son beau-père Bocchus, roi de Maurétanie, l’ancien royaume masaesyle qu’il venait de conquérir, soit l’essentiel de l’actuelle Algérie. Mais comme il avait choisi l’alliance romaine, Bocchus le livra, avant de se voir reconnaître la possession d’une grande partie de l’ancien royaume masaesyle, notamment l’actuelle oranie et jusqu’au-delà d’Alger, ce qui lui permit de créer la Grande Maurétanie.

Démantelé par les Massyles et détruit par Jugurtha, le royaume masaesyle, lointain ancêtre de l’actuelle Algérie avait donc vécu. Désormais, la région allait être continuellement colonisée, d’abord par les Romains, suivis des Vandales, des Byzantins, des Arabes, des Turcs durant plus de trois siècles, et pour finir des Français entre 1830 et 1962.

Déjà à l’époque, les deux pôles politiques de la région étaient donc, à l’est, le royaume massyle, lointain ancêtre de l’actuelle Tunisie, et à l’ouest, le royaume de Maurétanie, lointain ancêtre de l’actuel Maroc. Quant au royaume masaesyle, soit les trois-quarts de l’actuelle Algérie, ce fut, ainsi que nous venons de le voir, Jugurtha, l’homme que célébra le ministre algérien des Affaires étrangères comme un «grand Algérien» qui acheva sa destruction…

Par Bernard Lugan
Le 19/10/2021 à 11h00