Aux îles Baléares, du temps des Almoravides sahariens

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ChroniqueAprès les îles Jaâfarines, notre périple insulaire nous mène cette semaine aux îles Baléares pendant le règne mouvementé de la principauté almoravide indépendante des Beni Ghaniya…

Le 04/12/2021 à 11h00

Quand l’actualité se fait morose, que les restrictions de déplacements se réimposent, il reste le voyage de l’esprit, dans lequel tout est permis. Ce n’est pas forcément plus serein mais cela a le mérite d’être loin dans le temps, quoique toujours matière à méditation…

Après les îles Jaâfarines, notre périple insulaire nous mène donc cette semaine aux îles Baléares du temps du règne de plus d’un demi-siècle d’un émirat almoravide dissident.

Alors que Marrakech est prise en 1147 par les Almohades et les représentants de la lignée régnante impitoyablement massacrés, des membres de la famille almoravide parviennent à se maintenir en principauté indépendante dans les îles Baléares, faisant même une tentative de prise de pouvoir au Maghreb aux conséquences inattendues...

Cet archipel, nommé «Îles Orientales d’Al-Andalus», situé à la croisée des routes maritimes commerciales de la Méditerranée, a connu successivement, vu sa position stratégique, les conquêtes phénicienne, romaine, vandale, byzantine, musulmane.

Parmi ses îles: Majorque, décrite ainsi dans ce distique attribué au poète Ibn Labbana:

«c’est un pays auquel la colombe a prêté son collier, Et que le Paon a revêtu de sa robe de plumes, On dirait que les cours d’eau y sont de vin, Et que les patios des maisons sont des coupes».

Autre île d’importance: Minorque, louée pour sa fertilité par le géographe Zuhri dans son «Kitâb al-Ja’fariya».

Sans oublier Fromentera, Cabrera, Dragonera et bien sûr Ibiza, l’antique Ibossim phénicienne, Ebusus romaine, devenue al-Yabissa en arabe dans le sens d’île sèche.

En 707, telle fut l'année de la première expédition officielle des troupes musulmanes à partir de Tunisie, menée par le fils du général et gouverneur omeyyade, Moussa ibn Nusayr, débouchant sur la conclusion d’un accord de coexistence avec les populations de l’archipel alors sous domination byzantine.

«L’islamisation s’est faite progressivement mais a été totale», souligne le professeur Dominique Urvoy. En 1058, les évêchés de Minorque et de Majorque sont supprimés et les chrétiens des Baléares rattachés à l’évêché de Barcelone. Non par fanatisme, précise-t-il, mais à cause du peu d’importance des chrétiens au XIe siècle.

Intégrées à l’émirat omeyyade de Cordoue, les Baléares avaient subi les contrecoups de la dislocation du califat et de la naissance sur ses ruines de royaumes de taïfas.

En cette période instable de rivalités intestines, Majorque releva ainsi de la principauté de Dénia, qui fut conquise par celle de Saragosse, tandis que les territoires insulaires se mettaient sous la bannière de la taïfa de Majorque, avant que toutes les Baléares ne soient incorporées en 1115 à l’empire hispano-maghrébin almoravide par Ali ben Youssef ben Tachfine.

Cet évènement survint à la suite du pillage de Formentera, d’Ibiza et de Minorque en 1108 par le roi de Norvège, Sigurd 1er, dit le Croisé, sur sa route vers Jérusalem.

Mais plus décisive fut l’expédition menée en 1114 par une coalition de Pisans et de Catalans, dirigée par Raimond-Bérenger, comte de Barcelone, soutenu par le pape et par des seigneurs de la Gaule narbonnaise.

S’emparant d’Ibiza et de Majorque, Raimond-Bérenger dut retourner à Barcelone, prise d’assaut par les Almoravides, non sans avoir confié l’île aux Génois, joints à la coalition, qui ne tardèrent pas à céder l’île aux Almoravides, ou à la vendre «perfidement», soulignent d’autres versions.

Le fait est qu’une importante flotte almoravide occupa les îles Baléares, bien vite imposées comme l’apanage héréditaire du clan de Mohamed ben Ali Messoufi, plus connu sous le nom d’Ibn Ghania.

Son nom, il le tenait de sa mère, parente du sultan Youssef ben Tachfine et épouse de Ali le Messoufi, en référence aux Messoufa qui nomadisaient dans l’Adrar au voisinage des Lamtouna, tous issus de la grande confédération berbère des Ṣanhaja.

Dans ce milieu saharien, les enfants se rattachaient généralement au lignage maternel et en gardaient l’usage de joindre avec fierté à leur prénom, celui de leur mère, via le nom de filiation Ben. C’était le cas de plusieurs autres personnalités almoravides: Ben Aïcha, gouverneur général d’Al-Andalus; Ben Fatima, gouverneur de Valence; Ben Sahraouiya, ancien maître de Saragosse…

Mohamed ben Ghaniya (frère du grand capitaine Yahya, vainqueur d’Alphonse 1er d’Aragon à la bataille de Fraga) régna pendant trente ans sur les Baléares, alors que les Almohades avaient déjà supplanté les Almoravides et pris Marrakech depuis huit ans.

A sa mort en 1155, ses enfants lui succédèrent en toute indépendance dans le commandement de l’archipel.

Malgré les sommations des Almohades, ils surent acheter leurs faveurs en leur envoyant les fruits de leurs butins en de règnes marqués par les raids contre les navires chrétiens, mais aussi par la signature de traités de paix avec les républiques marchandes de Pise et de Gênes.

Il en fut autrement avec Mohamed, qui prit le commandement en 1184, pour être révoqué la même année par ses frères, en raison de ses velléités de rapprochement avec les Almohades, représentés par Youssef fils de Abd-al-Moumin qui avait envoyé son lieutenant Ali Reveter.

La destitution amena un autre frère au pouvoir, Ali ben Ghania qui marqua les annales.

Au lieu de poursuivre la résistance sur l’archipel, désormais proche des Almohades qui s’étaient faits maîtres de l’Andalousie orientale, Ali ben Ghaniya, profita de la présence des troupes almohades en Espagne et de la mort du sultan Youssef ben Abd-al-Moumen des suites de son combat à Santarém, pour déplacer la rébellion au Maghreb.

Là, il s’allia avec les turcomans de Tripolitaine et avec les tumultueux bédouins Béni Hilal, qui furent d’ailleurs déportés pour cette même raison d’Ifriqiya jusqu’aux plaines atlantiques par les sultans almohades.

Quant aux îles Baléares, le pouvoir y fut laissé d’abord à l’oncle Abou-Zubayr. Ensuite, c’est le frère déchu Mohamed qui y revint au pouvoir en 1185 faisant allégeance au sultan almohade Ya’qoub Mansour.

Il en fut bien vite chassé par son frère Abd-Allah, maître d’une flotte avec l’aide du roi de Sicile, le contraignant à se réfugier en Andalousie où sa fidélité aux Almohades lui vaudra le gouvernement de Dénia jusqu’à sa mort.

Si le combat de Abd-Allah se poursuivit encore à Majorque contre ses ennemis traditionnels, il ne saura résister à la grande expédition menée en 1202 par le sultan almohade, Mohamed Nasir.

Cela dit, cette mainmise sera de courte durée.

En 1228, elle fut ébranlée par une expédition organisée conjointement entre les chevaliers aragonais et catalans avec le soutien des chevaliers du temple et du clergé, sous la direction de Jacques d’Aragon.

Les chroniques parlent de 17.000 hommes et de 1.500 chevaux à bord de 25 gros vaisseaux, 28 tarides, 11 galères et 100 galiotes.

Palma de Majorque fut prise d’assaut en 1229 et ses habitants massacrés, réduits en esclavage ou exilés en Afrique, comme plus tard le reste de la population de l’archipel, laissant la voie à une immigration principalement catalane.

La légende rapporte que le grand nombre de cadavres jeté à l’air libre provoqua une épidémie qui ravagea l’armée victorieuse en proie à des querelles concernant la répartition du butin.

Après Majorque, Ibiza est prise en 1235 par les Croisés dirigés par l’administrateur apostolique de l’archevêché de Tarragone.

Minorque est soumise à son tour en 1287 et tout l’archipel réuni à la Couronne d’Aragon en 1343, mettant fin à plusieurs siècles de présence musulmane dont subsistent encore quelques vestiges.

L’historien Miquel Barcélo Perelló a relevé à ce titre l'importance de ce peuplement dans la toponymie locale.

D’autres chercheurs ont mis l’accent sur le système hydraulique, agricole ou architectural; tandis qu’aux nostalgiques du «paradis perdus», pourrait rétorquer le philosophe: «de conquérants à conquis, ainsi va le cours du monde»…

Par Mouna Hachim
Le 04/12/2021 à 11h00