Bons baisers du Royaume-Uni

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ChroniqueLa reine Élisabeth signait en bas de ses correspondances au sultan du Maroc: «votre sœur et parent selon la loi de la couronne et du sceptre».

Le 12/06/2021 à 11h10

Horreur et damnation! La perfide Albion a encore fait des siennes!

L’éditorial du journal français Le Monde, du 8 juin, titre: «Brexit: Boris Johnson instrumentalise la xénophobie entre Européens».

En quoi faisant, pardi? Rien de moins qu’en osant contrôler ses propres frontières, en installant entre les acteurs économiques et les citoyens quelques barrières et en décidant qui a le droit d'entrer sur ses terres. Les Européens sont désormais soumis aux durcissements des mesures migratoires, comme n’importe quel quidam issu de n’importe quel continent. Shocking!

On apprend que les Européens «migrants» (avec les guillemets dans le texte, s’il vous plaît!) sont contraints de faire demi-tour «car soupçonnés de chercher du travail», que s’installer au Royaume-Uni nécessite un visa délivré seulement aux détenteurs d’une offre d’emploi, que les candidats au travail sont à la merci de l’humeur d’un douanier, que ceux déjà installés doivent produire «un monceau de documents pour décrocher le statut de résident»… Et le privilège européen alors? On se croirait dans un film surréaliste simulant la vie d’un migrant africain!

Plaidoyer de la fin de l’édito face à cette «pernicieuse xénophobie de proximité qui renvoie l’Europe à ses vieux démons»: «l’Union européenne n’a aucune raison de se laisser intimider par de telles manœuvres ni de laisser ses citoyens se faire malmener». Elémentaire, mon cher Watson!

Voilà de quoi donner du grain à moudre aux partisans de l’apocalypse guettant toute sortie de l’Union européenne. Des analystes et experts avaient en effet tout prédit au Royaume-Uni post-Brexit, à la manière d’un Nostradamus des temps modernes: la récession économique, la progression du chômage, l’aggravation de la pauvreté, la fuite des talents, l’effondrement de la livre sterling, l’isolement politique, les profondes divisions et risques d’éclatements, le déclenchement d’une ère d’incertitude sans précédent... Il ne manquait plus que le spectre de la famine et le retour de la peste bubonique pour compléter le tableau.

Or, voilà que les chiffres du mois de juin annoncent un rebond de l’économie britannique et une reprise plus rapide qu’en Europe. L'indice PMI du secteur des services a atteint au mois de mai à Londres «son plus haut niveau depuis 24 ans». Par ailleurs, un accord de libre-échange vient d’être conclu avec trois pays européens (Norvège, Islande et Liechtenstein) portant sur plusieurs milliards de livres d'échanges.

Et le Maroc dans tout cela? Eh bien, le Maroc est le premier pays à avoir ratifié un accord d’association avec le Royaume-Uni sorti de l’UE. Régissant les échanges commerciaux en vue du renforcement des relations bilatérales, il a été signé en octobre 2019 à Londres pour entrer en vigueur en janvier 2021 avec la sortie formelle de l'Union Européenne.

Compte tenu du ralentissement des échanges par les barrières frontalières de la zone UE, une nouvelle liaison maritime devrait voir le jour, reliant directement le port de Tanger à Poole dans le comté du Dorset, permettant aux produits marocains d’accéder en moins de trois jours au territoire anglais, plutôt que six par la voie terrestre.

Qui dit accord commercial dit relations croissantes au niveau politique et renforcement de la position du Maroc en tant que porte d’entrée africaine.

Ces relations n’ont d’ailleurs pas attendu le Brexit et s’insèrent dans une histoire vieille de plus de 800 ans. Si l’on en croit le moine bénédictin Mathieu Parris, en 1213, le roi d’Angleterre John, menacé par le roi de France et brouillé avec le pape, aurait envoyé trois émissaires au sultan almohade Mohamed Nassir, maître d’un vaste empire couvrant le Maghreb et les deux rives du détroit de Gibraltar, avec Marrakech pour capitale. Celui qui était surnommé Jean Sans Terre aurait imploré, en contrepartie de sa soumission, voire même de sa conversion à l’islam, un soutien militaire, dédaigneusement rejeté par le puissant monarque.

Mais il faut attendre le début du règne saâdien pour assister à la concrétisation d’une alliance entre les deux royaumes. L’affection particulière portée à l’Angleterre est expliquée par Edmund Hogan, ambassadeur de la reine Elisabeth à la cour du roi Abdelmalek, par la nature du culte protestant qui interdit les idoles.

Plus prosaïquement, il faut y voir sans doute aussi une inimitié commune envers l’Espagne pour des motifs politiques ou doctrinaux, suivant cet énoncé: «l’ennemi de mon ennemi est mon ami».

Enfin, les intérêts commerciaux ne sont pas en reste. Business is business!

Pour toutes ces raisons, la reine Elisabeth Ire, qui cherchait à renforcer les relations commerciales et à contrecarrer les ambitions espagnoles, avait expédié une cargaison de bois de Sussex et de Southampton pour la construction d'unités navales à la suite de la victoire du sultan Ahmed Al-Mansour à la bataille des Trois Rois.

En 1551 déjà, un premier voyage commercial anglais, puis une expédition de trois navires l’année suivante financée par la City de Londres, était partie de Bristol pour accoster à Safi, livrant tissus, corail, jais, ambre… En contrepartie de produits marocains, dont le précieux sucre. Un sucre tellement apprécié qu’on dit que la reine Élisabeth n'en voulait point d'autre pour la consommation de sa maison.

A ce propos, l’émergence des Saâdiens dans le Sud, avant leur avènement même au pouvoir, est expliquée sur le plan économique par les florissantes plantations et fabriques de sucre utilisé en échange d’armes et de munitions malgré les protestations de nations chrétiennes comme l’Espagne et le Portugal qui en faisaient les frais.

Le commerce s’organise en 1585 avec la création par lettres de la reine Élisabeth, de la société commerciale The Barbary Company. Un de ses membres, l’agent diplomatique et commercial Henry Roberts, était choisi pour servir les intérêts britanniques à Marrakech, avant de repartir à Londres trois années plus tard marquant sa mission par une relation de voyage.

En 1600, deux ans après l’Invincible Armada opposant le très catholique Philippe II aux protestants anglais, le secrétaire d’Al-Mansour Abd-el-Wahid Annuri est envoyé en ambassade à la cour de la reine Élisabeth en vue d’allier les forces des Tudor à celles du Maroc contre l’Espagne. Certains le disent d’origine morisque, allant jusqu’à avancer qu’il aurait inspiré à William Shakespeare son fameux Othello.

Si la mission ne se conclut pas sur le plan politique, les accords commerciaux en tirèrent profit et visiblement des liens d’amitié et de courtoisie aussi. La reine signait en bas de ses correspondances au sultan: «votre sœur et parent selon la loi de la couronne et du sceptre».

Les soubresauts de l’histoire laissèrent profiler au cours des siècles différents aspects d’une relation faite d’échanges, de traités de commerce, d’amitié et de paix, de missions diplomatiques, de tractations pour la libération des captifs et, of course, de conflits sporadiques notamment autour de la guerre de course. Sans oublier l’occupation en 1662 de Tanger, auparavant une colonie portugaise, ayant constitué la dot (avec Bombay) de l’infante de Portugal Catherine de Bragance à son mari le roi d’Angleterre Charles II pour n’être libérée qu’en 1679 par le sultan Moulay Ismaïl au terme de cinq années de siège.

Quoi qu’il en soit, c’est une relation frappée du sceau du pragmatisme et du respect, prouvant hier comme aujourd’hui, qu’en matière de bonnes relations, la proximité n’est ni un gage ni forcément une sinécure. Aime ton voisin, dit un proverbe anglais, mais ne supprime pas ta clôture.

Par Mouna Hachim
Le 12/06/2021 à 11h10