Enjeux mémoriels, de Santiago Matamoros à Abdelkrim El Khattabi

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ChroniqueLe timbre-poste de Barid al-Maghrib célébrant le centenaire de la bataille d’Anoual, n’est pas passé inaperçu en Espagne où il n’a pas manqué de raviver quelques vieilles querelles…

Le 30/10/2021 à 11h00

Le centenaire d’Anoual commémoré par un timbre-poste. Jusqu'ici, rien de plus normal que cette nouvelle émission à la seule intention des collectionneurs, reproduisant une œuvre artistique illustrant le champ de la bataille, avec Abdelkrim El Khattabi sur son cheval comme figure héroïque centrale, émis par le Groupe Barid Al-Maghrib, en partenariat avec le Haut-Commissariat aux Anciens Résistants et Anciens Membres de l’Armée de Libération.

En la matière, le Maroc ne fait pas exception à l’usage. Quoi de plus naturel que de célébrer ses héros et ses victoires!

La Grande-Bretagne, pour ne citer qu’elle, fête bien l’éclatante bataille de Trafalgar qui l'avait opposée en 1805 à la flotte franco-espagnole, à proximité du détroit de Gibraltar. Elle entretient sa mémoire, non seulement en timbres, en films, en cérémonies officielles, mais de plus, a octroyé le nom de cette bataille navale à une emblématique place londonienne, Trafalgar Square, où trône en haut d’une colonne, la statue de l’amiral Nelson.

Les Français qui s’en sont tirés avec l’anéantissement de la flotte napoléonienne, ont gardé pour leur part, de ses désastreuses répercussions, l’expression «Coup de Trafalgar».

Les exemples sont légion sur ce terrain mémoriel, quoique non consensuels et diversement appréciés selon le statut de descendants des perdants ou des vainqueurs.

A ce titre, la bataille de Waterloo, confrontant en juin 1815, dans une tuerie effroyable, près de Bruxelles, l'armée impériale commandée par Napoléon aux forces alliées, a donné lieu à des commémorations quelques peu sous-représentées par ceux qui n’ont pas digéré la défaite 200 années plus tard.

En même temps, les pièces de 2 euros que la Belgique avait prévu d’émettre dans l’ensemble de la zone euro, à l’occasion du bicentenaire de la bataille, ont laissé place à des pièces émises de manière unilatérale, d’une valeur inhabituelle, après une passe d’armes symbolique avec les autorités françaises.

Tout cela pour dire que ce qui est une glorieuse célébration pour les uns, peut s’avérer, pour les autres, une mémoire traumatique et un douloureux rappel.

Cela nous ramène au centenaire d’Anoual, la plus grande déroute de l'histoire de l'armée espagnole depuis, probablement, la guerre hispano-américaine à propos de laquelle le journal El Liberal du 23 septembre 1921 avait écrit ces lignes: «on ne s’explique pas en Europe comment une armée de 24.000 hommes, avec son artillerie, ses aéroplanes et ses mitrailleuses, ait pu être maltraitée par une horde de montagnards. Le désastre d’Anoual a eu de telles conséquences, qu’on peut sans exagération aucune, le considérer comme un des évènements les plus importants de l’histoire de l’Espagne de ces cinquante dernières années».

C’est ainsi que le timbre-poste de Barid al-Maghrib n’a pas manqué, sans le vouloir, de raviver quelques vieilles querelles.

Le journal espagnol La Razon annonce la couleur en titre: «Le Maroc célèbre le massacre des Espagnols à Annual».

Le ton est donné dès l'amorce: «une société postale a publié un timbre montrant le rebelle Abdelkrim El Khattabi marchant sur des soldats espagnols morts au cours de la bataille sanglante. Parce que la vie de 10.000 personnes ne semble pas avoir d'importance (…) Le timbre a causé un malaise évident en Espagne, principalement dans l'armée et le milieu militaire».

De son côté, un site espagnol d'actualité, elespanol.com, lancé par le journaliste Pedro J. Ramírez, ancien directeur d'El Mundo, a renchéri dans la même veine sur le malaise provoqué dans l'armée espagnole par ce timbre commémorant le «massacre» de 10.000 Espagnols, outrageant de ce fait les militaires.

Comme si la guerre imposée, la colonisation avec ses pillages, ses divisions, ses massacres, ses horreurs jamais assumées dont le recours aux armes chimiques prohibées… n’étaient pas un outrage.

Comme si les mêmes qui s’offusquaient d’un timbre commémorant une victorieuse bataille de libération d’une présence étrangère sur une terre ancestrale, ne fêtaient pas encore de mille manières d'autres massacres, perpétrés partout ailleurs sur la planète, dans le cadre de guerres expansionnistes depuis le temps des Conquistadors.

Exemple parmi d’autres, la conquête de l’empire aztèque et la réduction en esclavage des populations autochtones, avec pour artisan de taille, symbole même du malaise mémoriel, Hernán Cortés, qui figure sur des dizaines de timbres ou de toiles, inspirant cinéma et opéras en plusieurs actes.

En 2020, le Mexique commémorait d’ailleurs aussi bien les 500 années de la chute de la capitale de l'empire aztèque que le bicentenaire de son indépendance, accompagnés des demandes de son président, Andrés Manuel Lopez Obrador, d’excuses du Vatican, de la Couronne et du gouvernement espagnols pour les "atrocités les plus honteuses" commises lors de la Conquête, avec pour réponse, une fin de non-recevoir.

Pour revenir au Maroc, et afin de justifier cet émoi à l’encontre du timbre représentant Abdelkrim El Khattabi sur un cheval qui se cabre en direction de Melilla, alors que des soldats espagnols vaincus gisent au sol, on évoque, de l’autre côté du détroit, une assimilation à l'iconographie de l’apôtre Saint-Jacques de Compostelle, saint patron de l’Espagne.

Pour rappel, la légende de Saint-Jacques est profondément attachée à la Galice, où sa sépulture fut découverte dans un contexte de reconquête, faisant la célébrité des chemins de Compostelle dans toute la chrétienté.

C’est son intervention miraculeuse en songe, sur son cheval blanc, qui aurait facilité la victoire du roi Ramiro des Asturies à la bataille légendaire de Clavijo contre les troupes maures de l’Omeyyade Abderrahmane II dont les outrances allaient, dit-on, jusqu’à exiger annuellement cent jeunes filles vierges.

D’où le surnom octroyé au saint, «Saint-Jacques, tueur des Maures», soit Santiago Matamoros.

Si l’on suit la même logique: les descendants des Moros devraient apprécier l’outrage...

Dans ce même sillage, les croisades et guerres de Reconquête sont bien célébrées en Espagne et les fêtes des «Moros y Cristianos» donnent lieu à de belles réjouissances dans différents endroits de la péninsule ibère, sans que personne n’y trouve, en toute logique, à redire.

Tout comme le Portugal fête le 14 août la bataille médiévale d'Aljubarrota, ciment de la nation, qui s'est soldée par son indépendance vis à vis de la Castille et future Espagne.

S’il est compréhensible que les exhumations mémorielles -certaines plus que d’autres- réveillent des stigmates profonds et ravivent les blessures, il n’appartient à personne d’épurer et d’édulcorer l’histoire, de l’instrumentaliser en tant qu’arsenal, ni de la confondre avec un cours de morale, ou alors, la cohérence éthique exige que charité bien ordonnée commence par soi-même.

La seule morale admise reste -au-delà des nationalismes étroits-, de faire triompher l’objectivité sur l’idéologie et de replacer au centre de l'histoire, l’humain, confronté aux mêmes violences et aux mêmes absurdités de l’existence.

Par Mouna Hachim
Le 30/10/2021 à 11h00