La magie de la langue arabe, autour de la racine H.K.M

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ChroniqueAfin de coller à l’actualité marquée par la constitution du nouveau gouvernement, tout en s’en éloignant par une échappée linguistique en dehors des clivages, arrêtons-nous sur la racine consonantique H.K.M qui couvre des dimensions pratique, philosophique et spirituelle.

Le 18/09/2021 à 11h00

On peut être francisant et vouer à la langue arabe une fascination inconditionnelle.

Une de ses magies se niche au cœur de ses racines minimalistes qui en occupent une place fondamentale.

Petites par le nombre, elles condensent un faisceau de significations, d’idées et de notions avec des dérivations et des connexions tantôt évidentes, tantôt des plus surprenantes.

«Contrairement aux langues européennes, écrit Jacques Berque, les mots arabes dérivent le plus souvent, de façon évidente, d’une racine. Maktûb, maktab, maktaba, kâtib, kitâb, par exemple, sont tous construits à partir d’une racine k.t.b. «écrire», alors que le français pour les mêmes objets, a recours à cinq mots sans lien les uns avec les autres: écrit, bureau, bibliothèque, secrétaire, livre. Les mots français sont tous les cinq «arbitraires», les mots arabes soudés, par une transparente logique, à une racine qui seule est arbitraire».

Afin de coller à l’actualité marquée par la constitution du nouveau gouvernement, tout en s’en éloignant par une échappée linguistique en dehors des clivages, arrêtons-nous aujourd’hui sur la racine H.K.M.!

Ces trois lettres consonantiques pansémitiques, d’origine araméenne, se retrouvent également en hébreu, en akkadien ou en syriaque.

Elles offrent un champ sémantique polysémique qui embrasse à la fois les dimensions pratique, philosophique ou spirituelle.

C’est ainsi que le verbe hakama signifie arbitrer, juger, décider, gouverner, commander…

L’arbitrage, tahkîm, existe depuis la période antéislamique dans les coutumes des tribus arabes.

«Aux premiers siècles de l’Islam, l’arbitrage et la conciliation n’étaient pas les justices «parallèles» que l’on pourrait croire à première vue. Au contraire, ces modes de résolution des conflits étaient en partie intégrés au système étatique, soit par le biais d’une construction hiérarchique, soit par la place que le tribunal du cadi offrait à la médiation», affirme Mathieu Tillier dans sa publication consacrée à l’«Arbitrage et conciliation aux premiers siècles de l’Islam».

Le substantif en est hakam (arbitre), tranchant en cas de conflits, tout en émettant des opinions ou en dispensant des conseils en cas de besoin.

Une des procédures d’arbitrage célèbres au début de l’islam est liée au conflit opposant les adeptes de Ali, cousin et gendre du Prophète et les partisans de Mouâwiya, cousin de Othmane et gouverneur de Damas dans le cadre de la bataille de Siffin qui s’est déroulée en 657 sur la rive droite de l’Euphrate.

Les kharijites (littéralement, sortants, dissidents) refusent la sentence d’Adroh et, avec, le compromis des hommes (d’où leur autre surnom de Mouhakkima) dans leur proclamation selon laquelle «l’arbitrage n’appartient qu’à Dieu».

Comment ne pas penser alors à la résurgence de ce type de slogans politico-religieux avec la théorie de la Hakimiya, développée par certains mouvements islamistes opposant la souveraineté populaire à la souveraineté de Dieu, quitte à aller jusqu’au takfir et à l’excommunication !

Dieu est le Hakam par excellence dont c’est un des 99 attributs. «Il donne la sagesse (al-hikma) à qui Il veut», lit-on dans le saint Coran.

Ce don divin et «bienfait immense» est octroyé à, entre autres bienheureux, Aïssa fils de Maryam, fortifié du Saint-Esprit, du miracle de sa naissance, des enseignements de la Torah et de l’Evangile; à Daoud qui a eu la royauté et la hikma; au sage préislamique légendaire Loqman al-hakim dont une sourate porte le nom, caractérisée par une série de recommandations prodiguées à son fils sous formes d’éthique essentielle emplie d’affection…

La tradition arabe lui prête un recueil de hikam (fables et aphorismes), sans doute composées à des dates postérieures. Certains auteurs occidentaux l’identifient, sans preuve tangible, à Esope; tandis que les traditionnistes musulmans soutiennent qu’ayant eu le choix entre la sagesse et la prophétie, Loqman choisit sans hésiter la première option.

L’épithète al-Hakîm reste par excellence un des magnifiques noms divins et le Coran lui-même, désigné sous l’appellation, «Al-Dhikr al-Hakim» (le sage rappel), composé de sourates claires et sans équivoque qui sont la référence, dites Mouhkamâte.

Justesse, bon sens, clairvoyance, compréhension, discernement, intelligence, connaissance, science, art de vivre… La hikma c’est tout cela à la fois et bien davantage.

Elle a ses maisons et institutions dans le monde arabe, au début du IXe siècle, dont une des plus célèbres est «Bayt al-Hikma», fondation du calife abbasside al-Mamoun à Bagdad avec pour objectif majeur d'assurer la transmission des savoirs antiques universels, notamment par le biais des traductions, avec ce qui s’ensuit comme assimilation de ces croisements culturels.

Autre maison de la sagesse de renom: celle fondée au tout début du XIe siècle, au Caire, par le calife fatimide al-Hâkim comprenant une importante bibliothèque, où étaient enseignées les sciences religieuses et profanes dont l'astronomie et la philosophie.

Les philosophes musulmans avaient pris l’habitude de traduire le terme philosophie (falsafa) par hikma bien qu’elle ne s’y réduise pas.

Sans doute y a-t-il là un lien au sens primordial du terme grec, sa décomposition aboutissant, comme chacun sait, à la juxtaposition de l’amour (philia) et de la sagesse (sophia).

Cette hikma, Ibn Sina en dit dans son épitre sur Les sources de la sagesse, que c’est «le perfectionnement de l’âme humaine par la connaissance des choses, et l’affirmation de vérités spéculatives et pratiques, dans la mesure des possibilités humaines».

Al-hakîm est donc non seulement celui qui juge avec sagesse, mais aussi le philosophe, voire le médecin, désigné dans certains pays uniquement par cet attribut.

C’est le cas en Inde où Hakim Ali Gilani était un médecin royal d’origine persane, établi à la cour moghole au nord-ouest de l’Inde au XVIe siècle, connu pour son commentaire du Canon de la médecine d'Avicenne.

Cette corrélation entre philosophie et médecine, formant ensemble la sagesse, est marquante dans l’ouvrage du médecin et pharmacologue andalou, Ibn Juljul, composé au Xe siècle à la demande de l’émir omeyyade de Cordoue, sous le titre «Générations des médecins et des sages» (Tabaqât al-atibbâ’ wa-l-houkamâ’).

La sagesse en tant que connaissance et sûreté du jugement fait donc partie intégrante des sciences dans toutes leurs catégories ainsi que du concept global de justice.

Elle implique de ce fait le législateur (al-Hâkim) dont le rôle est d’arrêter l’injustice et ses dérives. «C'est pourquoi le mors a été appelé hakama, parce que c'est à l'aide de la bride qu'on éloigne le cheval du danger», lit-on dans le Livre des Magistratures (Kitâb al-wilâyât) d’Ahmad al-Wansharissi.

Al-Hâkim est l’homme politique bien entendu, dans ses prises de décisions suprêmes et dans ses décrets (al-Houkm).

De là, al-Houkouma, le gouvernement, qui a le sens littéral de trancher avec justice mais aussi de gouverner avec sagesse comme on le ferait pour une embarcation à mener à bon port. Auquel cas, le risque est grand de chavirer vers l’autoritarisme, le contrôle et l’arbitraire, dits al-tahakkoum.

Et là, nous serions bien éloignés de toute notion de sage maîtrise et de perfection: soit al-Ihkâm

Par Mouna Hachim
Le 18/09/2021 à 11h00