Le mensonge qui fait aimer la vie

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ChroniqueIl est temps de mettre l’art au centre de l’éducation des enfants.

Le 10/06/2020 à 11h03

Quelle est la différence entre l’artiste et le philosophe? Nietzsche, après sa rupture avec Wagner, et peut-être à cause d’elle, réfléchit longuement à la question. Et il arriva à cette conclusion: le philosophe a pour vocation de révéler la dimension chaotique et tragique (‘absurde’, dirait Sartre) de l’existence. La mission de l’artiste est exactement l’inverse: il doit voiler cette terrible vérité. Comment? En donnant l’illusion de l’ordre, en détournant les gens de leur condition ici-bas, en les divertissant (le mot ‘divertissement’ a une racine latine qui signifie ‘détourner’). Ainsi, par le plaisir des sens –l’esthétique– ils peuvent goûter la vie, l’apprécier, l’aimer.

Vous m’objectez –parce que vous avez lu Kant pendant le confinement– que voiler la vérité, c’est mentir, ce n’est pas bien.

Bon allez, les kantiens, sortez de cette page et laissez-nous continuer notre discussion. Vous savez ce qu’on a dit de votre maître à penser? “Il a les mains pures mais il n’a pas de mains.” A quoi sert quelqu’un qui n’a pas de mains? Allez, bye. bye! Fermez la porte (avec le coude ou le pied) en sortant.

Ouf, on est entre nous.

Cela dit, ils ont raison, ceux qu’on vient de virer. Oui, l’art est un mensonge –mais c’est un mensonge qui fait aimer la vie.

N’est-ce pas formidable?

A propos de Sartre, Roquentin se moque dans La Nausée d’une certaine ‘tante Bigeois’ parce qu’elle lui avait confié un jour: “Les Préludes de Chopin m’ont été d’un tel secours à la mort de ton oncle”. Eh bien Roquentin est un c… et c’est tata Bigeois qui a raison. Il se prend pour un esprit fort parce qu’il voit le monde tel qu’il est mais c’est quand même elle qui a repris goût à la vie grâce à la musique. Quant à lui, on se demande par quel miracle il ne s’est pas pendu avant la fin du bouquin.

Vous vous demandez peut-être où je veux en venir avec ce délire philosophique parsemé de name-dropping?

Voilà: je parlais hier avec un pur produit de l’Enseignement public marocain, un gars dont on a fait un excellent mathématicien, un polytechnicien, un ‘cerveau’ qui calcule plus vite que son ombre, aussi à l’aise avec la relativité d’Einstein qu’avec la physique quantique ou les fractales. Bravo, l’Enseignement public! Mais au détour d’une phrase, le même brillant jeune homme m’a confié qu’il n’avait jamais visité un musée (!) et qu’il ignorait totalement la musique classique. Il connaissait, comme tout le monde, les noms ‘Van Gogh’, ‘Bach’ ou ‘Mozart’ mais ça n’évoquait strictement rien en lui.

En mettant fin à la session Zoom, j'étais triste. Pas pour lui: il s’en est bien tiré; et sa fille (qu’il a mise dans l’enseignement privé où elle a des cours de musique, d’arts plastiques, etc.), finira par le traîner dans les musées ou les salles de concert quand elle sera grande. Mais les autres? Les centaines de milliers que l’Education nationale (par manque de moyens?) n’arrive pas à former à l'appréciation de l’art et de la musique –donc au goût de la vie?

J’ai bien peur que parmi ceux qui n’aiment pas la vie, beaucoup finissent par s’en détourner –par la morosité, par une espèce de lent désespoir quotidien, par l’alcool, par la drogue, par la bigoterie, par le fanatisme, voire le terrorisme… Celui qui se fait exploser au milieu de la foule aime-t-il la vie?

Il est temps d’entendre Nietzsche et de mettre l’art au centre de l’éducation des enfants. Nous avons un besoin vital de ce merveilleux mensonge. 

Par Fouad Laroui
Le 10/06/2020 à 11h03