Le violoniste qui arrêta la guerre

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ChroniqueEt si nos rappeurs et nos raïeurs faisaient enfin tomber les murs qui nous séparent?

Le 26/12/2019 à 10h57

En décembre 1942, un musicien russe du nom de Mikhail Goldstein se trouvait à Stalingrad au plus fort de la bataille qui allait changer le cours de la Seconde Guerre Mondiale. Il s’y trouvait pour essayer, avec d’autres musiciens, de remonter le moral des troupes soviétiques durement éprouvées par l’offensive allemande.

En déambulant dans la ville bombardée, brûlée, saccagée, Goldstein crut perdre la raison. Jamais il n’avait vu pareille horreur: des milliers de cadavres jonchant le sol, des noyés pris au piège des eaux glacées de la Volga, des carcasses de chevaux dévorés par des hommes rendus fous par la faim et le froid… Revenu dans son bunker, il se prit la tête dans les mains. Que faire? Que pouvait-il faire? Contre ce spectacle d’Apocalypse, pour que subsiste un reste d'humanité ou d’espoir dans cet Enfer, il prit son violon et lança un premier et long sanglot. Oubliant les oukases des commissaires politiques, il se mit à jouer du Bach: un compositeur allemand, un ennemi. Les hauts-parleurs diffusaient sa musique.

Et le miracle se produisit.

Les troupes allemandes, reconnaissant les premières notes de Bach, cessèrent de tirer, les canons se turent, les lance-flammes ne rugirent plus. Les Russes aussi, saisis par la beauté de l’air que jouait Goldstein, mirent bas les armes. Dans la nuit étoilée, un silence immense se fit. Des deux côtés du front, les ennemis jurés communièrent dans la musique divine du cantor de Leipzig.

Au bout d’un quart d’heure, épuisé, Goldstein s’arrêta. Pendant de longues minutes, il ne se passa rien. Pas un son, pas un cri… Puis des lignes allemandes, elles aussi dotées de hauts-parleurs, s’éleva comme une prière, en allemand puis dans un russe hésitant, cette exhortation:

– Encore, maestro, encore! Au nom de Dieu, ne t'arrête pas!

Cette anecdote, quand je l’avais lue pour la première fois dans un livre consacré à Stalingrad, m’avait profondément ému. Quelques notes de musique avaient pu interrompre la bataille la plus sanglante, la plus acharnée, la plus terrible de l’Histoire…

Je m’en suis souvenu hier en lisant dans la presse que des chanteurs algériens de raï ont des milliers d’adeptes au Maroc et que des musiciens marocains ont leurs fans en Algérie. Et pourtant les deux pays sont en bisbille depuis au moins trois papes et deux ayatollahs. Oh bien sûr, nous n’en sommes pas à nous entremassacrer comme à Stalingrad mais, toute proportion gardée, si nos musiciens nous refaisaient le coup de Mikhail Goldstein?

Je lance donc dans ces augustes colonnes cette suggestion: que, de part et d’autre de cette frontière absurdement fermée entre nos deux pays, des musiciens aillent jouer et chanter, les uns côté marocain, les autres côté algérien, que leur voix porte au travers de la ligne de démarcation, que la rancœur et la méfiance laissent la place à la communion dans le culte du beau et de l’éternel.

Des trompettes firent autrefois tomber les murs de Jericho. Et si nos rappeurs et nos raïeurs faisaient enfin tomber les murs qui nous séparent?

PS: Pardon? Que dites-vous? “Le rap et le raï sont aux antipodes de la musique sublime de Jean-Sébastien Bach?” Oui, bon, d’accord, bande de snobs élitistes. Mais que voulez-vous? On fait avec ce qu’on a… 

Par Fouad Laroui
Le 26/12/2019 à 10h57