Mais Maman, c’est lui qui va m’rater!

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ChroniqueEt voilà qu’à mon grand effarement, la jeune femme se dresse d’un coup de rein, écarte les bras et tourne lentement sur elle…

Le 17/04/2019 à 11h01

Le Hyatt Regency de Casablanca (quel bel hôtel!), mercredi dernier. Dans la superbe salle où on prend le petit déjeuner, au rez-de-chaussée, le maître d’hôtel, courtois et souriant, m’indique une place à côté de deux dames élégantes qui s’avèreront être une mère et sa fille. Pour le moment, elles papotent dans ce délicieux sabir de la bourgeoisie marocaine qui est fait de darija entrelacée de phrases entières dites dans un français impeccable, de formules propitiatoires (incha’ llah, l’hamdou ‘llah…) et de jargon anglais à la mode (coach, come on!, bullshit, money, etc.). C’est peut-être ça, notre langue nationale –j’avance cela par pure provocation, juste pour réveiller ceux qui dorment– ho! on ne dort pas en lisant le 360.ma.

Café et fruits servis, je me plonge dans L’Économiste: Nadia Salah explique de façon judicieuse, en première page, le concept de rente. Concentrons-nous, instruisons-nous. Mais je suis interrompu par mes voisines de gauche. Le ton monte entre mama et benti. Celle-ci vient de s’exclamer:

– Maman, comment peux-tu dire cela?

Adieu la science, je suis bien obligé de prêter attention à mes deux voisines, qui me semblent sortir d’une pub de mon enfance («Qui est la mère? Qui est la fille? Ce n’est pas le teint qui vous l’dira! Savon Bébé Cadum!»)

La mère répète:

– C’est comme ça, ma fille, tu risques de le rater.

Ah d’accccccord. On parle d’un godelureau, “un bon parti“.

Fifille écarquille les yeux, genre “purée, j’y crois pas“, puis elle se lance dans un laïus frémissant:

– Quoi ? Quoi ? J’ai vingt-neuf ans, je suis intelligente, bien élevée, j’ai de bons diplômes, j’ai un super-boulot, je suis belle…

C’est vrai qu’elle est très belle, la vilaine.

– … je parle trois ou quatre langues dont l’anglais couramment, je viens d’une grande famille et c’est lui que je risque de rater? Ce n’est pas plutôt lui qui risque de me rater?

Et voilà qu’à mon grand effarement, la jeune femme se dresse d’un coup de rein, écarte les bras et tourne lentement sur elle, faisant admirer sa parfaite anatomie à sa mère (c’est pas elle qui l’a faite?) et accessoirement à moi qui ai le nez à trente centimètres de son nombril, à deux businessmen anglais qui n’en demandaient pas tant, à un brelan de touristes japonais qui s’étonnent de ce que la danse du ventre ait commencé si tôt, à un poussah du Golfe, bouche bée et haletant– on le devine sur le point de sortir son chéquier– ainsi qu’au personnel du Hyatt qui, très pro, fait semblant de ne rien voir. Et la miss de conclure, sa main droite effleurant ses affolantes courbes comme si elle en faisait l’article dans une vente aux enchères d’esclaves circassiennes:

– C’est tout ça qu’il risque de rater, maman!

La jeune femme se rassoit, splendide d’indignation, la bouche sanglante, l’œil plus noir que çui d’Carmen (ou suie de cheminée, au choix) pendant que sa mère murmure.

Ouili, ouili, calme-toi, ma fille.

Elles se réconcilient autour d’un chocolat chaud et se mettent à parler chiffons.

Revenons, troublé, l’œil torve, à la notion de “rente“ expliquée par L’Économiste.

Plus tard, sur la route de Marrakech, j’ai repensé à cette saynète. Amusante, émoustillante, attendrissante… OK. Mais n’a-t-elle pas une signification beaucoup plus profonde ? Ne dit-elle pas quelque chose d’essentiel sur nous, sur notre société, sur la condition féminine, sur les codes qui changent… ou non? À moi, sociologues, ethnologues, anthropologues et simples curieux qui ont un avis sur tout!

Par Fouad Laroui
Le 17/04/2019 à 11h01