Qu’avons-nous gagné en remplaçant moul l’coutchi par une Golf GTI?

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ChroniqueA l’époque, il n’y avait ni portable, ni Martine, ni Golf GTI.

Le 05/12/2018 à 11h02

L’autre jour, à Bruxelles, je rencontre un ancien copain de plage…

Vous m’interrompez:

– C’est quoi, un copain de plage?

Eh bien, quand j'étais petit, on passait, mes frères et sœurs et moi, nos vacances sur la plage d’El Jadida, en ce sens que nous y allions tôt le matin et que nous y restions toute la journée, déjeunant dans une des cabines que la municipalité louait aux familles. Nous ne rentrions à la maison que tard le soir. Forcément, nous nous faisions des amis sur le sable ou dans l’eau, avec lesquels nous jouions au rami, au football, au volley ou que nous aspergions joyeusement dans l’onde tiède de l’océan. Le plus étonnant, c’est que nous ne rencontrions ces compagnons de jeu qu'à la plage. Nous n’avions aucune notion de ousqu’ils habitaient ni de ce qu’ils faisaient quand ils n’étaient pas ensablés ou aquatiques. C'était ça, les «copains de plage».

L’un d’eux fit d’excellentes études secondaires, se vit offrir une bourse d'études par l’ambassade de Belgique, s’envola pour le pays de Brel et deux décennies plus tard, se trouva être devenu un cardiologue de renom dans sa nouvelle patrie. (Entre parenthèses: on ne saurait être trop reconnaissant à ces pays d’Europe qui offrent à nos meilleurs éléments des bourses d’études– mais si c’est pour qu’ils y restent, on peut se demander si le jeu en vaut la chandelle– discussion pour une autre fois.)

Donc j'étais la semaine dernière à bavarder avec Driss, mon-copain-de-plage-marocain-devenu-fameux-cardiologue-belge, au pied de l’Amigo, cette ancienne prison reconvertie en hôtel de luxe pas loin de la Grand-Place, la plus belle du monde.

– Tu vois ce portable?, me demanda Driss, désignant l’hypermoderne bidule qui semblait greffé sur sa main droite.

Como no, rétorquai-je, como no? On ne voit et on n’entend que lui, tant il scintille et il luit et il vrombit et il bippe et il couine.

– Eh bien, soupira Driss, écoute ça. Un dimanche de l'été dernier, j'étais à Ostende, sur la plage, quand je m’aperçus, consterné, que j’avais oublié mon slip de bain.

– Ce sont des choses qui arrivent, l’assurai-je, philosophe.

Not to worry, me dis-je in petto et en anglais. J’appelai ma femme Martine sur mon portable. Cinq minutes plus tard, elle arrivait au volant de sa Golf GTI et me tendait la guenille.

– Tout est bien qui finit bien.

– Ouais. Mais affalé sur le sable comme un éléphant de mer, il me souvint que j’avais vécu une aventure similaire au temps de ma jeunesse insouciante, à El Jadida.

Un jour, arrivé à la plage, je m'étais rendu compte que mon "maillot", comme on disait fautivement à l’époque, était resté at home, au haut de Bouchrit, ce quartier où j’avais alors mes pénates. Que faire? Comme disait Vladimir. A l’époque, il n’y avait ni portable, ni Martine, ni Golf GTI. Debout sous la hampe d’où ferlait et déferlait fièrement notre drapeau national, j'étais perdu– quand soudain j'aperçus El Ouaadoudi…

– On dirait un cri, ce nom.

– Tu ne te souviens pas d’El Ouaadoudi?

– Que non.

– C’était un moul l’coutchi.

Moul l’coutchi là-bas, moules/ frites ici.

– Cet homme disposait d’une sorte de carrosse royal richement décoré, c'était là sa seule propriété, et il s’en servait pour transporter les familles. En particulier, les Marrakchis en villégiature à El Jadida goûtaient ce mode de transport, le coutchi, qui faisait concurrence aux taxis.

– "Coutchi", ce n’est jamais qu’une déformation du mot ‘coche’– comme dans La mouche du coche de La Fontaine.

– C’est possible. Donc j’avise El Ouaadoudi qui vient de débarquer là une famille nombreuse, joyeuse et jacassante– tu auras reconnu des Marrakchis– et lui crie: ‘Holà, Ssi El Ouaadoudi, tu pourrais me rapporter mon "maillot" lors de ta prochaine course?

L’homme connaissait bien mon père, un moul l’hanout respecté…

– Que des moules, dans cette histoire.

– …Un moul l’hanout respecté de Bouchrit. Il hocha la tête.

– Pas de problème, fils.

– Il s’en alla au pas de sa rosse, clopin-clopant. Une heure plus tard, je le vis revenir –clop, clop, clop– et pondre une autre couvée de Marrakchis sur la plage. A côté de lui, sur le siège du cocher, un petit paquet. C'était mon maillot, tendrement enveloppé par ma mère dans une fouta multicolore, et confié comme une amana, un dépôt sacré, aux bons soins de moul l’coutchi. Elle y avait joint quelques fruits, deux cornes de gazelle, des dattes et sa bénédiction. El Ouaadoudi me remit le tout avec la solennité d’un ambassadeur moldave remettant deux esclaves circassiennes au Grand Turc. Et je pus enfin affronter la fureur placide de l’océan, dûment emmailloté grâce à ma mère et au moul l’coutchi.

– Tout est bien qui finit bien.

– Certes. Mais je me demande ce que nous avons gagné avec ce satané portable et la Golf de Martine. A Ostende, j’ai récupéré mon slip de bain en cinq minutes alors qu'à El Jadida, ça m’avait pris une heure. J’ai gagné… On a gagné du temps– mais j’ai quand même l’impression que nous avons perdu quelque chose. Mais quoi?

Il se tut. Pas loin de nous, des Chinois s’enquéraient du chemin qui mène au Manneken-Pis. Nous les regardâmes en silence pendant quelques instants. Puis, intrigué par son silence, je me retournai vers mon ami.

Une larme coulait lentement sur sa joue.

Par Fouad Laroui
Le 05/12/2018 à 11h02