De la noblesse en politique

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun. . DR

ChroniqueAujourd’hui on ne compte plus les partis et on est incapable de les reconnaître ou de les distinguer. Résultat: des citoyens de plus en plus nombreux se désintéressent de la politique et nourrissent un sentiment de rejet à l’égard de ceux qui prétendent les représenter aux élections.

Le 15/01/2018 à 12h01

Il fut un temps où la politique faisait partie de la morale. Il fut un temps où la politique était «la plus noble et haute science et le plus noble office qui soit sur terre» (Brunetto Latini; XIIIe s). Aujourd’hui ce concept est souvent confondu avec la volonté de conquête du pouvoir par tous les moyens y compris les plus amoraux.

Si le pouvoir politique est inhérent à toute société, si «l’homme est par nature un animal politique» (Aristote), il n’en reste pas moins que l’exercice du pouvoir et sa conservation donnent lieu à des tactiques pour ne pas dire magouilles indignes de la noblesse évoquée par Latini.

Pour diriger les affaires de l’Etat (fonction de ministre) ou représenter ses concitoyens (député), il faut avoir une culture politique. Cela paraît normal, mais quand on analyse la situation marocaine, on découvre que ce qui manque le plus à ceux qui sont dans la chose politique est justement cette culture. Certains sont incultes et analphabètes dans ce domaine. Ils se permettent tout et c’est à cela qu’on les reconnaît. (Voir la dernière chronique de Karim Boukhari).

A la fin du protectorat, il y avait des partis politiques ayant acquis une culture solide dans la lutte pour l’indépendance. Il y avait une conscience des valeurs et de la noblesse de cette science consistant à mener des combats pour sortir le pays du sous-développement et de le faire entrer dans la modernité. Ces partis n’étaient pas nombreux mais avaient une importance dans le paysage social et culturel du pays. On en connaissait les leaders et les différences. Ces partis ont disparu ou ne sont que l’ombre d’eux-mêmes.

Aujourd’hui on ne compte plus les partis et on est incapable de les reconnaître ou de les distinguer. La notion de droite et de gauche ne fonctionne plus. Résultat: des citoyens de plus en plus nombreux se désintéressent de la politique et nourrissent un sentiment de rejet et même d’allergie à l’égard de ceux qui prétendent les représenter aux élections. La preuve, l’abstention est générale. Ce vide abyssal a laissé la place au discours religieux et a favorisé l’émergence d’un parti qui se sert de la religion comme d’une échelle pour parvenir au pouvoir. Une fois ce pouvoir acquis, il ne sait pas comment l’exercer ni quoi en faire car justement il manque de culture politique et a de la démocratie une conception plus technique que morale.

Cela explique le recours aux manifestations spontanées et importantes chaque fois que les gens sont victimes d’injustice. C’est le cas du Hirak, des manifestations de Jerrada ou d’autres lieux comme Sidi Boulaalam où les citoyens se sentent abandonnés à la pauvreté voire à la misère.

Cette parole populaire est contagieuse et renvoie les nombreux partis politiques à leur néant. D’où un danger réel qu’il faut analyser et essayer de lui trouver des solutions. Pas de miracle, mais du travail et de la solidarité effective.

Toutes les grandes réalisations sur le plan des infrastructures et du développement économique, nous les devons à l’audace et à la volonté du roi. On dirait qu’il est le seul à prendre son rôle au sérieux, le seul à tout faire pour moderniser le pays. Normal qu’il soit déçu et qu’il réagisse avec colère quand il découvre que des projets initiés par lui n’ont pas abouti.

Cette perte de confiance dans le politique vient de loin, elle vient de la rupture entre le peuple et les politiques, entre les classes dominantes et ceux qui sont condamnés à survivre avec des salaires misérables.

Des tensions sociales existent. Elles sont visibles et peuvent exploser à la moindre blessure ou incident. L’écart entre une minorité riche et le reste de la société ne cesse de s’aggraver. La classe moyenne tarde à émerger. Le libéralisme sauvage est à l’œuvre. L’argent a cessé d’être un moyen pour accéder au statut de valeur. Avec l’argent on éduque ses enfants et on se soigne dans le privé. L’école et l’hôpital publics sont pour les pauvres. Leur état est désespérant.

A côté de ces tensions, il existe une violence liée à toutes sortes de délinquances. La corruption devient la règle et n’épargne aucun domaine. Elle consolide les incompétences et la pourriture dans les relations sociales. La lutte contre la corruption n’est pas facile. Mais au-delà de cette lutte d’une efficacité très mince, il faut une pédagogie quotidienne qui apprend à nos enfants le refus de céder à cette tentation. Ce travail n’est pas fait dans nos écoles.

Pendant ce temps-là, le Premier ministre, comme son prédécesseur, s’est avéré incapable de désigner des ministres aux postes importants comme l’éducation et la santé.

Ce tableau est triste. Celui qui pense que j’exagère n’a qu’à tendre l’oreille dans les lieux publics où des citoyens n’ont plus peur de prendre la parole et de dire ce qu’ils ont sur le cœur.

Dernièrement voici ce que j’ai entendu dans un café populaire de Tanger; je rapporte ces paroles de mémoire:

– A quoi sert le parlement? On n’en a pas besoin. C’est une petite minorité qui s’est déplacée pour voter, donc il n’est pas représentatif. C’est de l’argent gaspillé pour rien.

– Il faut nommer des ministres qui ont fait de grandes études. Pas de partis politiques au gouvernement.

– Pour lutter contre la corruption, il faut couper des mains, donner l’exemple!!

– Les journaux racontent n’importe quoi.

– Vive le Roi! Qu’Allah lui donne longue vie pour sauver ce pays!

Ce genre de réflexions ne sont ni originales ni nouvelles. Le peuple a une maturité réelle qu’il faut respecter. Il faut l’écouter, mais ne comptez pas sur les élections pour le voir s’exprimer massivement. Entre lui et les politiques, le divorce a été consommé depuis longtemps. Il est temps d’en tenir compte en redonnant à la politique toute la noblesse qu’elle mérite.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 15/01/2018 à 12h01