L’ami Melehi

Famille Ben Jelloun

ChroniqueCelui qui était mon ami, était un homme d’une grande discrétion. Il parlait à voix basse. Je ne l’ai jamais entendu élever la voix. Autre caractéristique que j’aimais chez lui: il ne disait du mal de personne. Quand il n’aimait pas le travail d’un artiste, il ne disait rien. Il ne dénigrait pas.

Le 02/11/2020 à 12h32

La couleur de la peur est le bleu. Le bleu de la mort est foncé, on dirait un bleu nuit, car c’est durant la nuit que l’angoisse se manifeste. Mohamed Melehi a de tout temps voulu conjurer le sort en faisant du bleu une fête à plusieurs nuances. Pourtant, il aimait s’habiller en noir. Une autre couleur, absente de son œuvre. Mais dans ses yeux, l’enfance n’a pas vieilli. Elle est restée fidèle aux premières impressions reçues à divers moments de la journée quand il se mettait à la terrasse de sa maison natale, face à la mer, à Asilah.

Ce bleu-là, n’a rien à voir avec la peur, à moins de vouloir braver la mer quand le vent d’est l’agite fiévreusement. Les vagues blanchissent et viennent mourir sur le sable. L’enfant Melehi enregistre tout. Les images et les rythmes. Les couleurs et les mouvements. De là, la vague. Pas une vague douce, mais une colère, une rage, la vie et l’absurde.

Une histoire de cheville mal opérée. Elle l’empêchait de marcher normalement et surtout le faisait souffrir. On se téléphonait de temps en temps. La dernière fois, il m’a promis de me rendre visite à Paris puisqu’il devait venir voir un chirurgien pour réparer sa cheville. Il devait arriver fin août, ensuite fin septembre. Finalement il est arrivé avec son épouse Khadija la semaine dernière, au moment où le coronavirus commençait à faire des ravages. Mais, Melehi ne craignait rien. Masque toujours. Gel hydro-alcoolique aussi. Vigilant et lent.

C’est cette lenteur, aussi bien dans le rythme de la parole, que celui de la marche, qui le caractérise, et ce, depuis toujours, depuis que je l’ai rencontré pour la première fois, début 1968, chez Abdellatif Laâbi qui venait de fonder la revue Souffles, à Rabat. Il était avec sa femme de l'époque, l'Italienne Toni. Il venait de rentrer de Rome après avoir passé du temps en Amérique.

Né à Asilah, dans une maison rongée par l’humidité, face à la mer, il a commencé par peindre la mer, les vagues incessantes de l’océan Atlantique.

Quand il est parti étudier à l’étranger, il a emmené dans sa valise non seulement un peu du sable d’Asilah mais le rythme souvent parfait des vagues qui avaient bercé son enfance. 

Avant les vagues, il y avait d’autres territoires.

Sa vie-son œuvre, tous ceux qui s’intéressent aux arts plastiques les connaissent.

Celui qui était mon ami, était un homme d’une grande discrétion. Il parlait à voix basse. Je ne l’ai jamais entendu élever la voix. Même ses colères, rares, étaient presque silencieuses. Autre caractéristique que j’aimais chez lui: il ne disait du mal de personne. Quand il n’aimait pas le travail d’un artiste, il ne disait rien. Il ne dénigrait pas. 

Quand nous nous étions connus, il était prof à l’Ecole des beaux-arts de Casablanca, en même temps que Farid Belkahia et Mohamed Chabaâ.

A cette époque, il n’y avait pas de marché de l’art. Deux ou trois collectionneurs achetaient des toiles à des prix modiques à la bande de Casa, à laquelle il fallait ajouter Gharbaoui, Cherkaoui et quelques peintres dits «naïfs».

Melehi tirait le diable par la queue. Le salaire de prof était d’une modestie tout à fait artistique.

L’esprit avant-gardiste de Souffles, fera sortir la peinture des ateliers à la plus mythique des places populaires du Maroc, la Place Jamaa El Fna. Initiative révolutionnaire. Les arts plastiques descendent dans la rue et vont à la rencontre des passants.

Après cette expérience très riche d’enseignements, j’ai convaincu le surveillant général du lycée Mohammed V, où j’enseignais la philo, de faire la même exposition dans la cour de récréation de l’établissement. C’était l’année 1970-71. Une année pleine de manifestations d’élèves et d’étudiants. Aucune toile n’a été abîmée. Les élèves ont été appelés à donner leur avis sur cette expo qui sortait de l’ordinaire.

Depuis, Melehi a poursuivi son chemin avec une constance douce et étonnante. Il n’a pas essayé de faire «moderne». Il croyait en son style et il l’a exploité avec rigueur sans faire de concessions, ni à la mode ni à la facilité du marché.

A la dernière vente d’Arcurial à Marrakech, l’une de ses œuvres (anciennes) était estimée à plus d’un million de dirhams. Je lui ai dit: «tu vas t’enrichir!». Il a souri, puis m’a dit: «c’est une de mes toiles, mais elle n’est pas à moi». Il était quand même fier, surtout au moment de sa grande expo à Londres. Mais il avait la fierté modeste.

Il y eut une période chez lui dont il n’aimait pas parler: quand, son ami, Mohamed Benaïssa, alors ministre de la Culture, lui offrit un poste à ce ministère. Lui, l’artiste libre et élégant, portait des costumes trois-pièces et cravate. Ce qui ne lui ressemblait pas du tout.

En quittant la scène, Melehi nous a légué une œuvre importante et un chagrin difficile à vivre.

Comme le chante Jean Ferrat, mon ami, j’ai envie de te dire:

Tu aurais pu vivre encore un peu

Pour notre bonheur

pour notre lumière

avec ton sourire, avec tes yeux clairs, ton esprit rebelle, ton air généreux,

tu aurais pu vivre encore un peu

mon fidèle ami mon copain mon frère… au lieu de partir tout seul en croisière…

Par Tahar Ben Jelloun
Le 02/11/2020 à 12h32