Le cri

Famille Ben Jelloun

ChroniqueIl suffit d’avoir un jour affaire à la justice pour s’arracher les cheveux et hurler parce qu’on découvre que la corruption est la règle absolue et qu’elle ne suffit pas pour obtenir justice, encore faut-il savoir à qui donner et de quel ordre sera la somme à débourser.

Le 25/02/2019 à 11h00

En regardant la vidéo publiée ces derniers jours où des jeunes lycéennes se sont mises à pousser des cris sans raison apparente, j’ai imaginé des scènes où l’hystérie collective d’un peuple s’exprimerait par des cris longs et profonds afin de soulager les peines, les frustrations, les injustices et les contrariétés qui se seraient accumulées dans le corps et l’âme de gens modestes, ayant des difficultés à joindre les deux bouts et n’ayant d’autre recours que le cri.

Il y a de quoi s’énerver et ne plus savoir comment contenir sa colère. Il suffit d’observer les citoyens faisant la queue dans les couloirs d’une administration ou attendant une réponse pour la solution d’un problème, un document qui n’arrive pas ou qu’il faut refaire parce que le timbre fiscal n’est pas le bon, pour entendre les cris qu’ils pourraient pousser s’ils en avaient la force et le courage nécessaires.

Il suffit de faire un tour dans un hôpital public où les médecins sont aussi désespérés que les malades pour se mettre à crier.

Il suffit d’avoir un jour affaire à la justice pour s’arracher les cheveux et hurler parce qu’on découvre que la corruption est la règle absolue et qu’elle ne suffit pas pour obtenir justice, encore faut-il savoir à qui donner et de quel ordre sera la somme à débourser. On a le droit de crier, de pester, de déchirer sa djellaba.

Il suffit de prendre la route– il est conseillé de faire sa prière avant– et de compter le nombre de fois où on risque sa vie. C’est tellement inquiétant que les bulletins d’information ne parlent plus d’accidents de la route mais des crimes de la route. Oui, il faut crier fort et longtemps contre les chauffards, des assassins, des criminels qui circulent en toute impunité sur les routes du pays.

Il suffit de chercher une librairie dans une ville et quand on la trouve, on ne crie pas mais on pleure avec le libraire qui compte sur les livres scolaires et de la papeterie pour vivre. Crier parce que les Marocains ne lisent pas? Non, il faut le déplorer et les plaindre, car ils se privent de tellement de bonnes et belles découvertes.

Et puis il y a la laideur qui s’est installée dans le pays et que personne ne remarque. Laideur des nouvelles constructions, laideur des façades où sèche le linge de la famille, laideur de la promiscuité et de ces milliers de paraboles sur les toits. Laideur des immondices jetés à même le sol sans les avoir triés, attirant les rats et autres parasites.

En revanche, il faudra pousser un grand cri devant le manque total du souci écologique. Il est des quartiers sans arbres, sans aucune verdure. La pollution vient des usines et aussi des habitants qui ne respectent pas l’environnement. Mais on ne leur a pas appris à le faire.

Il y a tellement de cas où le cri est l’unique réaction possible.

Les enfants abandonnés qui survivent dans les rues ne crient pas. Ils luttent contre la férocité de leur destin, volent, se battent, insultent et ramassent les mégots de cigarettes tout en aspergeant des chiffons d’alcool brut pour s’élever au-dessus du malheur et partir vers d’autres cieux où des oiseaux les accueillent pour les conduire au seuil de nouvelles violences. Pour ces milliers de laissés-pour-compte, le cri serait un luxe. Personne ne les entendrait et encore moins viendrait à leur secours. 

Par Tahar Ben Jelloun
Le 25/02/2019 à 11h00