Rumeurs ou censure?

Famille Ben Jelloun

Chronique«L’Historiographe du Royaume» ne devra pas être interdit. Messieurs les censeurs, réveillez-vous, censurer une œuvre artistique, un roman, est non seulement ringard, mais procure des arguments à ceux qui militent pour donner de notre pays une image hideuse, rétrograde et anti-démocratique.

Le 07/09/2020 à 10h57

Depuis quelques jours des rumeurs circulent autour d’une éventuelle interdiction à la vente au Maroc du roman de Maël Renouard «L’Historiographe du Royaume» (voir ma chronique du 3 août). Les libraires et les lecteurs l’attendent avec impatience. Normal. Un roman qui évoque le Maroc de feu Hassan II depuis qu’il était prince est une curiosité rare, surtout que cette époque est racontée par un étranger, un écrivain qui ne règle aucun compte. Roman passionnant et qui est promis à un grand succès de librairie et peut-être même à être couronné par un des grands prix littéraires de cet automne.

Avant d’aller plus loin, quelle que soit la teneur de cette rumeur, il faut mettre fin à la censure dans notre pays. Ceci, d’abord parce que le Maroc dit être un Etat de droit, donc démocratique ou presque. Ensuite, cette pratique n’a plus aucun sens, dans la mesure où n’importe qui peut acheter le livre interdit via Amazon ou obtenir sa version numérique pour quelques euros sur Internet. Enfin, interdire un livre est le meilleur moyen d’en faire une publicité inespérée par l’éditeur. La curiosité du lecteur se trouve aiguisée et le livre circulera partout. Quant au censeur, il devient ridicule.

Donc, «L’Historiographe du Royaume» ne devra pas être interdit.

Par ailleurs, la censure a autre chose à faire qu’à refuser l’entrée sur notre territoire d’un bon produit littéraire. Les réseaux sociaux sont le foyer de milliers de fausses nouvelles et d’affirmations frisant la diffamation. Là, un travail devrait être fait pour prévenir les nombreux dérapages commis quotidiennement par certains et certaines utilisateurs de ces réseaux où il faut, parfois, se boucher le nez et les oreilles.

En 1978, j’ai publié un roman: «Moha le fou, Moha le sage». Un roman qui s’ouvre sur une séance de torture d’un jeune étudiant opposant au régime de l’époque. Le livre dénonce, par la voix de Moha, ce qui est intolérable dans notre société. Moha est libre. Il n’a rien à perdre et dit tout haut ce que nombre de ses compatriotes n’osent pas dire, par peur.

Le livre a été retenu durant trois mois au bureau de la censure au ministère de l’Intérieur (je ne me souviens plus si c’était l’Intérieur ou la Culture).

Ne supportant plus cette atteinte à la liberté, je me suis rendu au ministère et j’ai rencontré la personne chargée de la censure. Je lui ai dit: nous sommes dans un pays libre, et Sa Majesté a dit l’autre jour que le Maroc était une démocratie. Alors pourquoi vous refusez de permettre aux libraires de commander mon livre? Le fonctionnaire m’a montré des pages du livre où des phrases étaient soulignées en rouge. Puis il me dit: ce sont ces phrases que nos ennemis utiliseront pour nous attaquer! Je lui ai répondu: c’est par la censure que nos ennemis porteront atteinte à l’image du Maroc. Alors, soyez intelligent, laissez les Marocains lire ce que dit Moha. Il ne dit que la vérité. Le silence et la censure, ne feront qu’amplifier cette voix. Après un moment de réflexion, le brave homme me dit: OK, vous avez gagné, même si je risque mon poste. En fait, il ne lui est rien arrivé.

Grâce à lui, en partie, le livre a été un succès populaire, au point qu’à aujourd’hui, des lecteurs m’interpellent dans la rue en m’appelant Moha!

Le livre est enseigné dans des lycées et la voix de Moha continue de résonner dans l’espace de notre beau pays.

La littérature n’a rien à voir avec la gentillesse, la politesse, la diplomatie. La littérature dérange, parce qu’elle ne prend pas de gants pour dire la réalité, du moins telle qu’elle est vue par l’écrivain. Il faut faire une différence entre des produits fabriqués pour porter atteinte à l’image d’un pays et d’une société et une création littéraire, qui est du domaine de l’art.

Censurer un roman, c’est déposer un voile sur la réalité et ses problèmes. C’est faire l’hypocrite et détourner le regard de ce qui fait mal et qui doit être réparé. Alors, Messieurs les censeurs, réveillez-vous, censurer une œuvre artistique, un roman, un film ou une pièce de théâtre, est non seulement ringard, mais procure des arguments à ceux qui militent pour donner de notre pays une image hideuse, rétrograde et anti-démocratique.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 07/09/2020 à 10h57