Avocat et soupe au lait

Michel Teuler

ChroniqueNan mais je rêve. Les habitants de mon pays m’épateront toujours par leur capacité à repousser, sans répit, les frontières de l’absurde.

Le 30/05/2019 à 11h53

Ô bande de gros mignons, ô lumières de ma vie, ô phares de mes vastes ténèbres, mes tendres, mes doux contempteurs…

Vous êtes sauvés: mon téléphone a sonné mercredi 29 mai, vers 17 heures, à la veille de mon sacro-saint énervement du jour de Junon –ça, c’est rien que pour le plaisir de vous embêtiser, avec mes quelques bribes de lettres classiques, et un néologisme que c’est même pas la peine d’aller le googliser.

Vous êtes sauvés, vous dis-je, car je m’apprêtais à allonger mes doigts sur le clavier pour vous conter une atrocité de mon cru, qui aurait encore déclenché, joli petit euphémisme, quelques grimaces.

Au bout du fil, someone. Un personnage-mystère qui n'entend pas que je dévoile son identité. Soit, alors. 

«Mouna?

-Yep, c’est moi, ça.

-J’ai un sujet de chronique pour toi.

-Ah. Parfait!»

C’est la seconde fois, depuis que j’ai commencé à commettre des textes ici, qu'on me propose un sujet.

La première fois, j’ai pas voulu écouter la suggestion, je n’en ai fait qu’à ma tête, étant naturellement, et sans me forcer, rebelle, désobéissante et indisciplinée. Et l'exercice étant, par ailleurs, soumis au gré de l'inspiration et de l'air du temps à humer. 

Mais cette fois-ci, j’ai décidé d’esquisser une petite révérence, invisible aux yeux de mon interlocuteur, et je vous raconte donc l’histoire dingue qui suit, qui se produit en ce moment même dans notre beau pays.

Des avocats, corporation éminemment respectable s’il en est, défenseuse des droits et des libertés de chacun, regardent la télé, la première chaîne publique, dont, au passage, nous nous acquittons d’une redevance sur nos factures d’eau et d’électricité. Jusqu’ici, rien que de très normal.

Une série passe en cette période de diète, accompagnant, à la nuit tombée, le processus digestif post-soupe, une fois la table vidée de ses nombreux contenus à mastiquer, et nos avocats, comme des millions de téléspectateurs, après s’être rempli la panse, matent la téloche et se gavent d’images choc.

Moi qui ne suis pas vraiment une poule mouillée, je n’ai pas eu ce courage d’aller regarder ne serait-ce qu’un épisode de cette série. J’aurais immédiatement dévié de mon sujet et me serais répandue ici en exclamations horrifiées sur la qualité de la soupe télévisuelle qu’on nous sert, et réalisateurs comme producteurs n’y peuvent mais, le cahier des charges qu’ils sont contraints de signer avec le pôle audiovisuel public étant long comme un jour sans pain.

J’ai d’ailleurs été jeter un rapide coup d’œil à ce contrat léonin. Mais quelle horreur. Mais voilà que je m’égare, une fois encore.

Des avocats de Casablanca regardent, donc, cette série tout en digérant leur soupe.

Une fiction, servie par un scénario, jouée par des acteurs. Une série policière. En darija. Bon. Et après?

Nos robes noires, allongées sur leur banquette, fixent la télé d’un air halluciné, se laissent captiver par l’histoire… Et, un épisode après l’autre, s’indignent crescendo, horrifiées.

Pourquoi? Parce que le rôle principal de cette série télévisuelle est campé par un avocat véreux, corrompu jusqu’à la moelle, qui prend sa jolie cliente pour une Marie-couche-toi-là, c’est un atroce gros vilain, un méchant, un vrai de vrai.

Et voici qu’après un ultime rototo dû à une soupe sans doute avalée un peu hâtivement (mais c’est qu’il faisait faim), nos avocats casablancais tapent rageusement du poing sur la table qui vient tout juste d’être débarrassée. Dans un grand élan de colère collective, ils décident d’amener cette pure fiction du petit écran dans notre concrète, crue réalité, celle du plancher des vaches, pourvue de trois dimensions. 

C’est fou quand j’y pense, mais c’est pourtant vrai: nos avocats se sont dits outrés qu’un personnage de fiction ose ainsi porter atteinte à leur corporation, et donc donner au grand public «une mauvaise image» de leur profession.

Une pétition a donc circulé, signée par Me Untel, Me Bachibouzouk, Me Trucmuche, Me Bidule-Chouette, etc. Une liste d’éminents avocats du barreau de Casablanca, disposant d’un cabinet, ayant «pignon sur rue», avec une plaque en cuivre en bonne et due forme, et tout et tout.

Le document de protestation, contenant un certain nombre de paraphes, a atterri à l’Association des barreaux du Maroc. 

Nan mais je rêve. Les habitants de mon pays m’épateront toujours par leur capacité à repousser, sans répit, les frontières de l’absurde.

Parce qu’attention, hein, on ne parle pas de n’importe quelle corporation, mais bien de celle des avocats. Ceux-là même qui connaissent le droit sur le bout des doigts. Qui défendent leurs clients sur des affaires on ne peut plus réelles. Qui plaident des causes, et donc une certaine idée du droit, devant un juge.

En fait, en confondant ainsi, avec allégresse, fiction et réalité, ces praticiens du droit nous prouvent avec éclat qu’ils ont la tête dans les nuages et qu’ils sont, non sans panache, d’immenses rêveurs.

Ils ont agi exactement comme le feraient des enfants qui croient en l’existence de Bou’ou, ce gros méchant loup des contes qu’on nous a servi, tous petits, pour qu’on fasse ensuite un bon dodo sans cauchemar aucun.

Très chers maîtres signataires-protestataires, éteignez la télé, juste un instant, et ouvrez les yeux sur cette réalité: vous êtes, de par votre métier, censés défendre la liberté de création.

Chers avocats de Casa signataires de cette pétition, dans votre délire collectif, tant que vous y êtes, attaquez donc Balzac à titre posthume. Ben oui: cet illustre écrivain, entré au panthéon de la postérité, a en effet osé inventer ce peu ragoûtant personnage qu’est Eugène de Rastignac, étudiant en droit, et donc potentiel futur avocat, et, pour l’éternité, le gros méchant personnage de fiction de quelques romans de cette monumentale fresque qu’est la Comédie humaine.

Attaquez aussi, dans la foulée, ce monument du cinéma qu'est Francis Ford Coppola pour sa trilogie du Parrain. Un avocat pas très net y défend la mafia, alors n'hésitez pas un seul instant, allez donc à Hollywood défendre votre honneur, que vous jugez bafoué. 

Saisissez-vous à présent l’entièreté du ridicule de votre initiative?

Allons, cessez donc de faire vos grands enfants, veuillez ravaler cette lippe boudeuse, inutilement soupe au lait, et, au prochain épisode, digérez donc votre soupe (la vraie, celle avec les lentilles, les pois chiche, le cèleri et le sempiternel mix persil-coriandre, bien entendu haché fin-fin-fin), digérez-moi ça, vous dis-je, paisiblement face à la télé qu’on a bien voulu vous servir.

Dites-vous, aussi, qu’il faut de tout pour faire une fiction.

Y compris inventer pour la télé le personnage d’un avocat véreux et satyre.

PS. Et voili, mes doux chérubins, mes jolies créatures ailées et dûment auréolées, comment on peut dire tout le fond de sa pensée, sans diffamer quiconque (c’est là un délit qui relève du pénal), en mêlant avec jubilation différents registres de langue, en se la pétant joyeusement et sans se prendre au sérieux (mon p’tit plaisir perso, t’es content, t’es pas content, c’est le même tarif).

Par Mouna Lahrech
Le 30/05/2019 à 11h53