Le corps des femmes, la propriété de tous

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ChroniqueNotre droit à avorter vous empêche-t-il d’exercer le vôtre à ne pas avorter? Notre droit à exercer nos libertés individuelles vous empêche-t-il d’exercer le vôtre à ne pas en jouir? Notre droit de ne pas pratiquer une religion à la lettre altère-t-il le vôtre à vivre selon les préceptes religieux qui vous sont chers?

Le 26/06/2022 à 13h00

Le droit à l’avortement vient de subir un violent revers aux Etats-Unis où la Cour Suprême a annulé, vendredi 24 juin, l’arrêt Roe vs Wade qui reconnaissait depuis 1973 le droit à l’avortement au niveau fédéral, rendant ainsi la liberté aux cinquante Etats américains d’interdire l’avortement sur leur sol.

Quelques heures à peine après cette annonce, sept Etats, en tête desquels le Missouri, suivi de l’Arkansas et l’Oklahoma, ont appliqué la nouvelle interdiction grâce à des lois dites «gâchette» permettant d’entrer en vigueur automatiquement suite à une jurisprudence à la Cour suprême. Et déjà, on suppose que la moitié des Etats américains sont susceptibles de leur emboîter le pas.

Pour les Américaines, c’est un véritable bond en arrière dans le temps qui vient d’être instauré et comme d’habitude, en matière d’avortement, ce sont les plus pauvres qui seront impactées par cette interdiction. Car pour avorter, il faudra désormais se rendre dans un autre Etat, parfois à plusieurs milliers de kilomètres pour exercer ce droit. Un voyage onéreux que toutes ne pourront pas se permettre.

Cette situation, terrible pour les femmes concernées qui risquent ainsi d’avoir recours aux avortements clandestins, nous la connaissons bien au Maroc et force est de constater que malgré le développement des pays, leur prétendue modernité et leur occidentalisation, quand il est question du corps féminin, les mentalités rétrogrades et conservatrices se font entendre haut et fort. Face à ces voix qui vocifèrent pour interdire à une femme de disposer de son corps, ceux que l’on taxe tour à tour de «modernistes», de «féministes» ou de «progressistes» ont bien du mal, eux, à se faire entendre.

Au Maroc, on parle ainsi de six cent à huit cent avortements clandestins pratiqués chaque jour, selon l’AMLAC, Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin, et, très certainement, aucune statistique officielle n’étant possible à établir, ce chiffre est bien en deçà de la réalité. Du côté de l’OMS, on impute 13% de la mortalité maternelle au Maroc à l’avortement, un pourcentage là aussi très sous-estimé, en considération de l’illégalité de l’acte et des très nombreux suicides de femmes qui choisissent la mort plutôt que de vivre une tragédie qu’entraînerait une grossesse non désirée.

Nous avions, nous autres Marocains pro-avortement, pourtant bon espoir depuis que la question de l’avortement avait pris un tournant majeur en 2015, à l’issue d’une audience au Palais Royal de Casablanca, au cours de laquelle le Roi Mohammed VI avait reçu Mustapha Ramid, ministre de la Justice et des Libertés, Ahmed Toufiq, ministre des Habous et des Affaires islamiques et Driss El Yazami, président du Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH). Car au cours de cette audience, ceux-ci avaient soumis au souverain les résultats des consultations élargies qu’il les avait chargés de mener au sujet de la problématique de l’avortement, avec l’ensemble des acteurs concernés.

Ces différentes consultations avaient démontré que si l’écrasante majorité penchait pour la criminalisation de l’avortement illégal, exceptions étaient faites de quelques cas de force majeure, à savoir lorsque la grossesse constitue un danger pour la vie et la santé de la mère, lorsque la grossesse résulte d’un viol ou d’un inceste ou enfin dans les cas de graves malformations et de maladies incurables que le fœtus pourrait contracter. Il s’agissait ainsi, selon cette approche, de tenir compte des souffrances engendrées dans ces cas de figures, de leurs répercussions sanitaires, psychologiques et sociales négatives sur les femmes, les familles et le fœtus, ainsi que sur l'ensemble de la société.

Partant de ce constat, le Roi Mohammed VI avait donné ses hautes instructions au ministre de la Justice et des Libertés ainsi qu’au ministre de la Santé pour qu'ils traduisent, en concertation avec les médecins spécialistes, les conclusions de ces consultations en un projet de dispositions juridiques, dans le but de les inclure dans le code pénal, de les soumettre à la procédure d'adoption.

Une avancée incroyable qui se profilait dans le cadre du respect des préceptes de l’Islam,«tout en faisant prévaloir les vertus de l'Ijtihad, en s'adaptant aux évolutions que connait la société marocaine et à ses valeurs fondées sur la modération et l'ouverture et en tenant compte de son unité, sa cohésion et ses spécificités», soulignait ainsi le Communiqué du Cabinet Royal.

Mais depuis cette annonce, le 15 mai 2015, si le projet de loi 10.16 modifiant et complétant le Code pénal, portant sur la légalisation de l’avortement, a bien été adopté en Conseil de gouvernement en janvier 2016, celui-ci a été bloqué, depuis, au parlement.

Ce combat ô combien important reprend enfin six ans plus tard, après plusieurs tentatives échouées par le passé, avec une proposition de loi présentée le 6 juin 2022 par les députés du PPS et portée par Touria Skalli, médecin gynécologue et ancienne députée de ce parti au cours du précédent mandat. Il y est question de l’interruption médicale de la grossesse avec pour double objectif de protéger la santé des femmes et de limiter la pratique, toujours aussi courante, de l’avortement clandestin.

Cette proposition de loi permettrait ainsi aux femmes majeures de demander un avortement avant un délai de quatre-vingt-dix jours tandis qu’une jeune femme mineure devrait avoir accès à cette pratique avec l’accord de l’un des deux parents ou de son tuteur légal. Il est aussi question dans cette proposition de loi du cas des grossesses résultant de viol et d’inceste.

Certes, si cette proposition de loi est loin de couvrir tous les cas de figure qui font qu’une femme adopte la douloureuse décision de recourir à un avortement, c’est déjà un premier grand pas en avant. Car au Maroc comme aux Etats-Unis, l’attente des pro-avortements est la même, faire bouger les lignes afin que l’avortement devienne un sujet de santé publique, sans portée pénale, et surtout que cette pratique ne soit plus soumise à une vindicte conservatrice et religieuse. Car au-delà des lois, ce qui nous choque toujours autant, c’est qu’au XXIe siècle, le corps féminin demeure encore et toujours un sujet régi par les sphères politique, religieuse et sociétale.

Hypocrisie suprême de ces mœurs rétrogrades qui se disent «pro-vie», la lutte contre l’avortement, et donc pour la vie, n’a aucun mal à côtoyer d’autres combats tels que la mise en œuvre de la peine de mort ou la légalisation du port d’armes.

Ainsi, ce corps méprisé, harcelé, qui subit au quotidien des violences physiques, ce corps objet de tous les désirs, de tous les tabous, de toutes les frustrations, de toutes les interdictions, serait tout d’un coup sacralisé quand il est question d’avortement et érigé au statut de précieux réceptacle de la vie qu’il faudrait «protéger», quitte à priver celle qui détient ce corps du droit à en disposer comme elle l’entend? Non, ne nous y trompons pas! Il n’est pas question dans ce débat planétaire d’un combat entre la vie et la mort, mais d’une lutte farouche pour l’asservissement du corps de la femme.

Pour une femme, qui souhaite disposer de son corps comme elle l’entend étant donné –faut-il encore l’expliquer– qu’il lui appartient, il est insupportable de voir cette liberté, ce droit suprême être remis en question par des hommes. C’est là l’expression la plus terrible qui soit d’une société patriarcale opprimante et misogyne. A-t-on jamais vu des femmes s’opposer à la vasectomie? A la castration? Ou même à la masturbation masculine, qui, si on y pense deux secondes, constitue en soi un véritable génocide.

Mais ce qui est certainement tout aussi terrible, voire pire, c’est quand ce même diktat machiste est véhiculé par des femmes, dont certaines se complaisent dans le rôle de gardiennes des bonnes mœurs que des hommes ont bien voulu leur donner. Pourquoi donc s’opposer à ce que d’autres femmes soient libres de disposer comme elles l’entendent de leur propre corps? Notre droit à avorter vous empêche-t-il d’exercer le vôtre à ne pas avorter? Notre droit à exercer nos libertés individuelles vous empêche-t-il d’exercer le vôtre à ne pas en jouir? Notre droit de ne pas pratiquer une religion à la lettre altère-t-il le vôtre à vivre selon les préceptes religieux qui vous sont chers?

Pour bien cerner le problème et entrevoir les dérives d’une société qui entretient les clivages entre genres et applique la règle du diviser (les femmes) pour mieux régner, on ne saurait que trop vous conseiller de regarder la série La servante écarlate, en anglais The handmaid’s tale. Une fiction somme toute pas si loin de la réalité, où la femme devient la pire ennemie de la femme pour mieux servir les intérêts des hommes et où l’asservissement de la femme passe par le sexe et la maternité. Une série qu’il faut aujourd’hui voir, qu’on conseille à toutes les âmes, même les plus sensibles, de regarder sans s’abstenir.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 26/06/2022 à 13h00