Abdellah Taïa: un nouveau roman tranchant comme un couperet

Abdellah Taia. 

Abdellah Taia.  . DR

Un roman sans concession qui s’ouvre, en 2015, sur une lettre posthume du narrateur à sa mère. Roman sans concession pour un portrait sans concession de soi à l'épreuve du monde. Un livre d'une force époustouflante. Tranchant comme un couperet.

Le 25/03/2017 à 21h28

«Celui qui est digne d’être aimé». Un roman sans concession qui s’ouvre, en 2015, sur une lettre posthume du narrateur, Ahmed, à sa mère, pour s’achever, en 2010, sur une lettre jamais reçue, imaginaire, qui aurait certainement changé le cours des choses si elle avait eu lieu. Entre les deux, il y aura la lettre de Vincent à Ahmed et celle d’Ahmed à Emmanuel.

Le livre, bouleversant, est d’une colère froide. Glaçante comme une sentence. Et nous restons suspendus au souffle du narrateur tandis qu’il la file, cette sentence, mot par mot, dans ces quatre lettres qui ricochent sur le cours des mémoires à remonter comme pour atteindre, et la comprendre, l’origine du mal à soi et à l’autre.

La nouvelle de l’agonie de Malika, puis celle de sa mort, plongent Ahmed dans une indicible détresse. Il est alors à Paris, refuse de se rendre au chevet de sa mère, va à la piscine deux fois par jour pour libérer, la tête sous l’eau, ces cris qui l’étouffent. Les souvenirs refluent, dans cette lettre qu’il écrit cinq ans après la disparition de sa mère. Cette mère «dictatrice» qui régnait sur son monde, semblait avoir ensorcelé son mari au point qu’il finira par en mourir d’amour, quand elle décidera de lui interdire l’accès à son corps. «Tu étais notre Mère, Malika, mais on ne t’aimait pas. Nous avions toujours été de son côté à lui. (…) Toi, tu étais forte (…). Lui, il n’était qu’un squelette ambulant, amoureux transi, doux même dans la violence.» Cette mère castratrice qui n’en avait que pour Slimane, le fils aîné. Une mère fascinante de cruauté, à ce point cruelle qu’elle en est fascinante. «Je t’admire, maman. (…) La cruauté comme règle du jeu, du monde.»

Il a mal, Ahmed. Mais il a surtout mal parce que la mort de Malika le renvoie à son propre deuil de lui-même. Récurrent et de plus en plus douloureux. D’ailleurs, dans cette piscine où il tente de perdre la douleur et d’atteindre l’oubli, noyé dans un espace utérin rejoué, il voit monter le sang de sa propre mise à mort. Car il n’aurait jamais dû voir le jour, Ahmed. Sa mère, sûre qu’elle était d’être enceinte d’une septième fille, s’était promis de le tuer en elle, dans son ventre.

Il a mal, Ahmed, parce qu’il avait encore des choses à lui dire, à cette mère qui ne le connaissait pas, qui ne le voyait pas. «Je suis homosexuel. Tu m’as mis au monde homosexuel et tu as renoncé à moi. C’est de ta faute, tout cela. (…) Ce malheur interminable. (…) Ce sentiment que je ne peux pas exister vraiment quelque part.»Il a mal à lui-même, lui qui n’a jamais été ni pour sa mère ni pour ces hommes qui croiseront son chemin. Lui qui n’a jamais été que dans l’asservissement. Le fils indésirable. Le bon sauvage à civiliser. Le «pédé arabe», l’esclave, «l’objet sexuel exotique». C’est ce qu’il sera pour Emmanuel qui le modèle à sa guise, polit son français encore maladroit, décide de sa manière de s’habiller, l’oblige à étudier les Lettres françaises, l’emmène avec lui à Paris où il sera désormais «Midou», ça fait moins Arabe, vous comprenez, «“Ahmed“, c’est pas possible, trop musulman, trop arriéré».

Ahmed a «changé de peau», «changé de monde». Il s’est laissé dépouiller de lui-même et il en a conscience. «Comment fait-on pour devenir à ce point-là aveugle, tout donner de soi à l’autre et à sa culture dominante ?», écrit-il à Emmanuel dans une lettre d’adieu.Désormais, il sera celui qui prend. Il mènera la danse. Il prendra et jettera. Il sera comme sa mère, comme Malika. «Un cœur dur», «égoïste». «Briser, quitter, rompre, partir, terminer, effacer ; c’est ce qui me donne le plus de plaisir depuis quelques années». Ainsi, quand il croise Vincent à Paris, Ahmed prend les devants, sûr de sa force de séduction. Et il va, comme ses sœurs avec les hommes, comme il a vu faire les femmes autour de lui, s’en servir pour ensorceler, aliéner, marquer au fer rouge, avant de l’abandonner, cet homme de hasard qui, pourtant, ne l’oubliera jamais et qu’il ne rencontrera vraiment que dans la lettre qu’il recevra de lui.

Si seulement Lahbib, l’ami d’enfance d’Ahmed, avait parlé. L’enfance violée. Ces «hommes virils» qui, dans l’obscurité, s’emparent des corps des enfants. L’arrogance d’un Gérard et l’humiliation jusqu’aux larmes de honte et de colère. Lahbib savait tout cela. Mais il n’en a jamais rien dit. La lettre à Ahmed, en 1990, il l’écrit dans sa tête, alors qu’il s’apprête à mettre fin à ses jours. Lui qui espérait seulement "être digne d'être aimé."«Je cours. Et je t’écris Ahmed. Dans ton cœur, tu trouveras ma lettre, ces derniers mots.»

Par Bouthaina Azami
Le 25/03/2017 à 21h28