Exclusivité-Le360. Ep14. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

DR

Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 09/04/2022 à 11h01

C’est à cette époque, en mai 1996, que j’ai connu Jane. Elle était venue sur les traces d’Edgar Maning et elle en avait profité pour rendre visite à des amis installés à Londres depuis des années. Moi aussi, j’avais une infinie tendresse pour le Nègre de Soupault. J’en connaissais par cœur des passages entiers. Comme ces phrases que je me répétais souvent: Je rencontre parfois le souvenir de ces amis que l’on dit disparus et qui jouent ailleurs avec leur ombre. Ce n’est jamais en vain que j’entends cette musique, sotte comme une mercière, qui secoue dans la fumée, sa morne odeur.

Jane venait de Norvège et elle vivait dans la capitale française, dans le vieux quartier de Ménilmontant. Elle avait d’abord accompagné «Médecins du Monde» aux quatre coins de la planète, après des études de français à l’Alliance française du Boulevard Raspail et de littérature à la Sorbonne, elle se destinait à l’enseignement, elle en avait la fibre, croyait-elle. Puis elle changea brusquement d’orientation, l’enseignement ne lui disait plus rien. Elle avait été reçue au concours de la FEMIS et elle avait de nombreux projets de films, dont un superbe scénario sur Sarah Bernhardt, la diva, à la fin de sa vie, une fin de vie crépusculaire. C’était une histoire bourrée d’anecdotes savoureuses, d’indications et de clins d’œil à des poètes, des dramaturges et des cinéastes qu’elle aimait beaucoup.

Je me suis rendu de nombreuses fois à Paris. On venait tout juste d’inaugurer le tunnel sous la Manche et il fallait à peine un peu plus de trois heures, porte à porte, pour se retrouver dans la capitale française. Nous faisions de longues balades. Nous pouvions marcher des heures sans itinéraire préconçu. Nous avions la même passion pour le matin, nous commencions nos randonnées aux premières heures du jour, quand la ville se réveille à peine.

Jane avait une belle crinière blonde et des yeux bleus pétillants d’ironie. Je disais, pour m’amuser et la taquiner, qu’une femme fatale sommeillait en elle.

-Moi, une femme fatale?

Rien ne l’horripilait davantage. Car elle était casse-cou sous des dehors de femme fragile. Elle s'était initiée aux arts martiaux avant de pratiquer la boxe thaïlandaise. Je l’observais avec admiration sur un ring, dans une salle d’entraînement. Un soir, elle avait failli mettre en pièces un bellâtre qui n’arrêtait pas de la harceler.

Une fois, je l’ai retrouvée à Guernesey, j’étais parti de Plymouth, à bord d’un petit bateau, elle voulait voir la maison de Victor Hugo et la filmer, elle avait une de ces minuscules caméras qu’on avait commencé à fabriquer à cette époque. C’est là qu’il avait écrit, je crois, le mois de mai sans la France ce n’est pas le mois de mai. Elle m’a fait dire ce poème, devant sa caméra, mais je le déclame d’une voix empesée de magistrat, comme si je lisais les articles de la Constitution d’une république bananière. Par chance, il y avait, dans mon dos, d’immenses vagues, elles atténuent, avec leur boucan, ma médiocre prestation. J’ai retrouvé cette œuvre de jeunesse, dans de vieux cartons. Je les ai ressortis, il y a peu. Je n’aurais pas fait merveille sur les planches! Je suis trop raide, je semble apeuré, et je fixe l’objectif comme une bête promise à l’abattoir. On voit peu de choses de Guernesey, on entend surtout la mer et ma voix qui ronfle, et sans raisons, par moments.

Nous avions fait du cheval, à l’heure où le soleil, juste avant de se retirer pour se rendre à l’autre bout du monde, fait ses adieux à ce petit morceau de terre perdu dans l’Océan. Jane était une excellente cavalière, elle avait fait de l’équitation depuis son plus jeune âge. Elle se rendait tous les étés, avec son père sur la plus petite des îles Lofoten. Nous avons galopé sans savoir où les pas de nos montures pouvaient nous mener, Guernesey nous protégeait contre l’exil. Nous n’avions pas vu passer le temps. L’air marin nous avait enivrés, nous étions heureux. Nous avons dormi à la belle étoile. Une ile, déserte, aurait suffi à Jane. Elle se voyait bien quelque part entre ciel et mer, dans une terre vierge!

Mrs. Jenkins craignait que je quitte Londres. La descendante de huguenots n’aurait pas accepté que je m’installe en France. Elle n’arrivait pas à pardonner au Royaume de France et à ses descendants la Saint-Barthélemy qui avait poussé ses ancêtres sur les chemins de l’exil. Elle était incollable sur tout ce qui avait trait, de près ou de loin, à cet épisode. Elle pouvait parler pendant des heures, j’exagère à peine, de François 1er, qui n’avait pas été que l’hôte inspiré de Leonard de Vinci- il avait pas mal compté dans la répression des protestants-et de l’affaire Callas, du grand Voltaire, précisait-elle.

-J’aimerais bien convaincre votre amie de venir s’installer ici. L’Angleterre est le pays de la tolérance, il n’y a qu’à lire Voltaire!

Elle s’était persuadée que Voltaire n’était que haine pour la France et elle en avait fait un Dieu qu’elle aurait pu vénérer matin, midi et soir. Ce qui n’était pas sans susciter les moqueries de Senior Alves qui lui avait dit, une fois:

-Je constate, ma chère amie, que vous n’avez pas mis vos meilleures lunettes pour lire Voltaire !

-Dîtes encore l’une de vos insanités et, parole…

-Dîtes, ne vous gênez pas, Mrs. Jenkins. Je suis tout ouïe!

Elle grommela quelque chose comme:

-…je ne donne pas cher de votre peau!

-Ainsi, donc, vous me trucideriez!-Avec les mots, en tout cas, c’est oui!

-Mais Voltaire, ma chère amie, était français jusqu’au bout des ongles, il n’aurait pour rien au monde troqué sa nation contre celle d’aucun autre peuple!

Il devait être minuit quand j’ai regagné ma chambre. Je venais à peine de refermer la porte quand le téléphone a sonné.

-C’est moi, Buddy!

Simpson me téléphonait rarement à cette heure. Je crois même pouvoir dire qu’il ne m’a jamais appelé passé vingt heures. Sa voix avait quelque chose d’inhabituel. Pourquoi ai-je repensé au pub, à Sloane Square, où je l’avais surpris, un jour, pensif, l’air grave?

J’avais recommencé à faire des piges pour Simpson. Il voulait que je me rende à Kaboul en faisant un voyage alambiqué. C’était déjà un nid de vipères, il fallait s’entourer de toutes les précautions possibles.

J’ai repris mon sac et je me suis rendu dans la capitale afghane, via Dubai, et Karachi, puis Peshawar, nonobstant les risques qu’un tel voyage pouvait me faire courir. Simpson m’avait donné les tuyaux nécessaires pour des contacts avec les plus hauts dignitaires des talibans. Je n’avais pas eu besoin de me déguiser ou de contrefaire mes papiers. Ils savaient qui j’étais, ils respectaient Simpson. Puis je suis revenu et l’horreur a gagné en intensité. Il y avait des attentats perpétrés un peu partout. Par des groupes ou des loups solitaires.

On ne savait pas encore que c’était le monde, et pas seulement un pays ou un autre, qui était visé. Le monde était en pleine mutation, quelque chose d’imprécis était à l’œuvre, cette violence concernait l’humanité toute entière!

-Le monde entier, Buddy!

Le monde était en flammes, mais je voulais croire, avec toutes les fibres de mon âme, que Simpson avait tort. Je ne voulais pas croire que le monde puisse, un jour, céder à des démons, ces bêtes tapies en nous, qui n’attendent que le moment de frapper pour nous rendre aux ténèbres. Je me souvenais de quelques vieux débats avec mon ami Nick. Et ceux-là, me dis-je, quel avocat accepterait de défendre ces monstres, s’ils étaient déférés devant la justice pour répondre de leur crime ? Quelles pouvaient être leurs circonstances atténuantes? Que leur avait-on promis? Que leur avait-on vendu pour qu’ils soient capables de commettre de telles horreurs?

J’avais commencé à me défier de la littérature. J’ai jeté sur mon cahier ces quelques notes: Qu’est-ce que la littérature? A quoi sert-elle ? Peut-on se contenter, vu l’état du monde, de faire comme si de rien n’était et continuer de raconter des histoires? J’évoquai la lâcheté des hommes et la mienne, pour commencer.

Un mois plus tard, je croisai Mrs. Jenkins dans l’escalier. J’étais fatigué, et cela se voyait sans doute, j’avais pourtant tout fait, comme toujours, pour paraître au mieux de ma forme.

-Venez prendre le thé, tantôt.

Je la remerciai, je m’apprêtai à gravir les escaliers pour me rendre à l’étage au-dessus.

-Je vais proposer à Senior Alves de se joindre à nous. Il y a longtemps que je n’ai pas cuisiné, je vais faire de l’agneau à la menthe, vous aimez bien ça.

A l’heure du dîner, mes amis n’ont pas manqué, comme toujours, de se chamailler. Cela faisait partie du jeu. Il fut question de la fille aînée de l’église. Mrs. Jenkins n’avait pas de mots assez durs pour qualifier la France qui s’était laissé entraîner dans une guerre des religions absolument abominable.

-Vous exagérez, s’amusa Senior Alves, de l’eau a coulé sous les ponts, il faut savoir tourner la page!

-Et savez-vous quoi, Senior Alves? Savez-vous quoi?

-Vous allez sûrement nous le dire, Mrs. Jenkins.

-J’aurais pris les armes, expliqua Mrs. Jenkins, et j’aurais pourfendu nos ennemis si j’avais vécu à cette époque.

Je sentais qu’elle avait envie de se lever et de mimer cette scène.

-Je vous vois bien, Mrs. Jenkins, vous battre et croiser le fer avec les ennemis du genre humain, pour sauver le monde!

-Moquez-vous de moi, Senior Alves!

-Vous oubliez que vous êtes une femme pieuse!

-Oui, je suis une femme pieuse, répondit, un tantinet agacée, Mrs. Jenkins.

-C’est bien ce que je disais!

-Une femme pieuse et fière de l’être!

-Vous devriez pardonner à votre pire ennemi, poursuivit Senior Alves.

Elle se rendit à la cuisine et revint avec un morceau d’agneau caramélisé soigneusement taillé en fines tranches et parfumé de menthe. Senior Alves n’attendit pas qu’elle s’assît pour la titiller encore. 

-Vous rappelez-vous ce mot de Francis Bacon, l’un de vos plus fins esprits?

-Qu’allez-vous encore me sortir, Senior Alves.

-La plus grande sagesse du monde, Mrs Jenkins!

-Je vous écoute!

-Il faut se rappeler qu’elle ne sort ni de la Bible, ni des évangiles…

-Eh bien, dîtes!

-Se venger, c’est se mettre au niveau de l’ennemi; pardonner, c’est le dépasser!

Elle ignora cette réplique et répéta qu’elle n’avait jamais pardonné aux bourreaux des siens avant de marteler sentencieusement qu’elle rendait grâce à Voltaire.

-Le seul qui sut parler de ces violences!

Par Le360
Le 09/04/2022 à 11h01