Exclusivité-Le360. Ep17. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Revue de presseMustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, «Meg Broncovitch», dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble «comme un double» dans ce récit qui, ajoute-t-il, «évoque des problématiques importantes», servies par une plume délicieuse.

Le 30/04/2022 à 11h03

Meg Broncovitch n’avait pas l’âme d’une aventurière. Elle n’était pas de ces gens qui subordonnent tout à leur passion de courir la planète et qui rêvent, quand ils ne voyagent pas, de terres à découvrir.

Un jour que Senior Alves évoquait ses voyages, elle s’était ennuyée ferme, elle n’avait fait aucun effort pour masquer le peu de plaisir que lui procuraient les évocations de mon vieil ami. J’avais mis cela sur le compte de la fatigue, nous étions rentrés tard. Senior Alves pouvait parler pendant des heures quand il se lançait dans le récit de ses voyages, qu’il ne pouvait plus entreprendre en raison d’une santé qui n’était plus, à quatre-vingts ans passés, ce qu’elle avait été. Il voyageait par la parole. Il arpentait des terres, gravissait des massifs, franchissait des mers... Impossible, dans ces moments-là, de l’arrêter. Il était comme un cheval, longtemps confiné dans un enclos, qui retrouve soudain la liberté et qui se croit dans une infinie prairie.

Il nous avait raconté comment il avait atterri à Marseille, où il avait erré avant de se rendre, à bord d’un bateau battant pavillon grec, en Angleterre. Il avait noté tout cela dans un journal avec une précision de greffier. Ce jour-là, après avoir lu un extrait de son journal, il avait dit à Meg Broncovitch qu’elle pouvait l’annoter si elle le voulait. Il ne plaisantait pas. Elle avait souri, émue aux larmes. Elle avait ensuite pris le journal dans les mains pour le feuilleter.

-Et vous voilà, sain et sauf, parmi nous, Senior Alves, s’était félicitée Meg Broncovitch, qui avait une grande affection pour Senior Alves.

Mon vieil ami n’avait pas eu la vie facile et il avait failli se faire empaler deux fois par les franquistes. Il ne leur avait échappé que par miracle. Il n’y avait aucune amertume dans sa voix. Ni dans ses yeux.

Un jour, en mars 2004, je lui ai dit qu’il pouvait écrire ses Mémoires!

-Ne vous moquez pas d’un vieil homme!

-Mais je ne me moque pas, Senior Alves, vous pouvez nous faire profiter de votre expérience.

C’était peu de temps après les attentats de Madrid, en mars 2004. Des petites frappes, qui se servaient de la religion, avaient plastiqué des trains au nom d’Allah. C’était la seule fois où il avait eu envie de rentrer chez lui... pour se battre! Cet attentat le bouleversa, l’Espagne lui sembla soudain si proche. L’horreur atteignait un nouveau pic. Senior Alves ne comprenait pas ce qui s’était produit dans la tête de ces gens qui avaient perpétré un tel massacre. Comment en arrive-t-on là? Qu’est-ce qui fait qu’un jour on ne croit plus qu’au pouvoir de destruction? Qu’est-ce qui fait qu’on devient soudain ivre de violence et aveugle aux souffrances d’autrui? Qu’est-ce qui fait que notre prochain devient notre pire ennemi et qu’on ne songe plus qu’à le supprimer de la plus brutale façon?

Au cours de ses deux dernières années, Senior Alves donnait le sentiment d’être un homme bien triste. L’athée faisait feu de tout bois pour voler au secours d’une humanité prise à ses propres pièges et livrée à ses démons. Car, ne l’oublions pas, répétait-il inlassablement, ce sont des hommes comme nous qui commettent ces actes abominables.

Nous n’étions pas d’accord sur tout, mais je ne le laissai plus voir. Avais-je pressenti que c’était la fin et voulais-je l’épargner? Je lui avais apporté une fois la contradiction et il réfuta avec une belle sérénité l’argument que je venais d’émettre.

Senior Alves me fascinait par cette paix intérieure qui le guidait en permanence. Le monde allait mal, mais il continuait de lui opposer une inébranlable humanité. La seule fois que je le vis hors de lui, c’était pour dénoncer les apprentis sorciers et leur violence, que rien ne justifiait. C’était plus de dix ans après la disparition de Meg Broncovitch. Il débattait alors avec Simpson.

-Vous êtes un idéaliste, lui avait dit Simpson.

-Moi?

-Oui, vous, Senior Alves.

-Je vous demande bien pardon, s’exclama Senior Alves, vous ne m’avez sûrement pas bien compris.

-Et un romantique, ajouta Simpson.

-Moi, un romantique?

-Oui, vous, Senior Alves!

Simpson pouvait être un tantinet provocateur. C’était une ruse de guerre. Il cherchait seulement à pousser son interlocuteur dans ses derniers retranchements pour connaître le fond de sa pensée. Ce soir-là, nous étions chez moi, après avoir dîné sur Cromwell Road. C’est là que les deux hommes se trouvèrent lancés dans une conversation sur les religions. Avec Jane, j’avais proposé à mes amis, Senior Alves et Mrs Jenkins, de dîner dans une taverne où nous allions souvent. Simpson s’était joint à nous à la dernière minute, c’est une époque où il était devenu très mystérieux. J’aimais sa compagnie, mais sa conduite, par moments, me désarçonnait.

Comment cette conversation avec Senior Alves avait-elle commencé? Nous finissions de dîner. Mrs Jenkins et Jane ont suivi de très loin cette querelle au sommet qui opposait les deux hommes. Je pris, pour ma part, un vrai plaisir à voir ces deux fines lames croiser leurs arguments. Il fut d’abord question de la Bible, traduite en arabe par le copte Khalil al Assaad, et qui est controversée, comme chacun sait. On reproche nombre de choses au traducteur. Senior Alves et Simpson n’étaient pas d’accord sur tout, mais ils connaissaient bien leur affaire. Je me réjouissais de les avoir réunis, je pus assister à un échange de très haut vol. Personne ne cédait un pouce de son terrain, mais ils étaient tous les deux comme des joueurs d’échec, concentrés et habiles, prêts à tout moment à saluer l’argument de l’autre.

Cette querelle sembla vouloir se prolonger. Car mes deux amis étaient loin de conclure, quand l’aubergiste nous signifia, très courtoisement, qu’il était tard et qu’il devait fermer son établissement. Jane proposa à mes amis de poursuivre leur conversation chez nous. J’avais une bonne bouteille de vin, elle attendait depuis trop longtemps qu’on lui fasse un sort. Il faisait beau, nous étions en août, nous avions décidé de marcher, nous n’habitions pas très loin.

Sur le chemin, la discussion entre Senior Alves et Simpson ne baissa pas d’intensité. Ils parlaient maintenant de l’islam des origines, et de la rédaction du Coran par Zaid Ibn Tabit. J’étais impatient de savoir ce que mes amis allaient dire de cet homme. Zaid n’avait pas été le seul à consigner le Coran par écrit. D’autres versions avaient vu le jour, mais elles avaient disparu. Pourquoi? C’est à cette question qu’aucun de mes professeurs n’avait jamais su répondre. Les nombreux livres que j’avais consultés éludaient tous, avec beaucoup d’habileté, cette affaire. On parlait de Zaid comme d’un simple tabellion, un tâcheron de la plume, sans un sou de génie, un type qui s’était contenté de recopier ce qu’on lui avait commandé de faire, un point c’est tout. Il habitait dans les faubourgs de La Mecque, dans une modeste maison creusée dans la roche. Il n’était pas à proprement parler versé dans la religion, mais il s’était, un temps, rapproché du christianisme, et il avait fréquenté des Juifs et des zoroastriens. C’était un taiseux, doté d’une bonne oreille, qui calligraphiait, à longueur de journée, des passages entiers de la Bible et de la Thora, pour les vendre aux voyageurs qu’il croisait. Il tirait le diable par la queue, onze mois sur douze. Puis il avait été chaudement recommandé pour faire ce travail de copiste.

Par Le360
Le 30/04/2022 à 11h03