Exclusivité-Le360. Ep2. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 15/01/2022 à 10h04

J’étais parti du berceau natal, un jour, avec un simple sac, et j’avais franchi l’horizon, comme on rêve tous de le franchir, quand ni l’abondance ni ses dieux n’ont présidé à votre naissance. Il y avait du romantique en moi, je n’échappais pas à ma génération. La vie ne semblait soucieuse que de tresser une couronne de lauriers aux plus audacieux. Il ne fallait pas être le rejeton d’un capitaine d’industrie pour avoir le droit de poser ses bagages dans tel coin du monde. J’étais venu un jour de grâce, d’un juin lumineux de l’année 1982, et je m’étais installé là. J’avais réussi à avoir une carte de séjour, du travail. Personne ne s’était soucié de savoir si j’étais un terroriste en puissance et si mon seul objectif était de faire sauter la vieille Angleterre. Il m’avait suffi d’une seule visite au Home Office pour avoir des papiers qui me permettaient de vivre et de travailler dans le royaume de sa gracieuse majesté!Les années quatre-vingt de l’autre siècle étaient un temps béni, le monde n’était pas la poudrière qu’il est devenu, la guerre qui avait déchiré l’Europe était loin, on ignorait que l’équilibre qui prévalait était fragile. La vie n’a jamais eu vocation à être un conte de fées, mais il faisait bon vivre, j’étais comme un prince dans ma chambre, sous les combles, à Pembridge square, où j’avais trouvé à me loger au bout d’une semaine. J’avais parcouru les annonces d’un vieux journal, qui n’existe plus. Je m’étais d’abord présenté, le 14 juin, chez un vieil homme, Senior Alves, un petit homme, replet, avec un crâne dégarni et des yeux ronds et bleus où l’ironie œuvrait en permanence. Ses mains, qui tremblaient en raison de l’âge, étaient fines avec des doigts longs. Sa mise n’était pas simplement soignée, Senior Alves s’habillait avec recherche. Il avait sûrement pris modèle sur les hidalgos dans ses jeunes années. Il portait un costume bleu, une chemise verte et une cravate mauve avec de minuscules motifs. Ses chaussures de couleur beige avaient un bout pointu et noir.Son appartement était plongé dans une demi-obscurité. Il venait de subir une opération et le chirurgien lui avait recommandé d’éviter que la lumière heurte ses yeux de manière trop frontale. Le salon n’avait rien de très victorien, dans un quartier pourtant qui avait été construit à la gloire de la grande Reine. Avec des tentures bordeaux aux murs, il ressemblait à un cabinet d’écrivain. Il y avait des livres partout, jusque sur le bureau en chêne clair. Senior Alves avait un faible pour les lampes Tiffany, il y en avait trois, de tailles inégales, qui se répartissaient la charge de veiller sur les lieux. L’une d’elles, sur le manteau d’une cheminée que Senior Alves n’utilisait plus guère, semblait bien mal en point. Il avait, cela sautait aux yeux, le culte des vieilles choses. Un autre à sa place aurait mis purement et simplement cette lampe au rebut. Ce n’était pas le seul objet qui avait gagné le droit depuis longtemps de rejoindre dans leur funeste sort les objets encombrants. Il y avait un jeu d’échecs, de l’époque des Ming probablement, auquel il manquait cinq pièces au moins mais il trônait encore dans un coin aux côtés d’une longue vue, d’origine incertaine mais très vieille, qui continuait comme si elle avait été dans sa première jeunesse, de promettre qu’elle pouvait mettre à nu les secrets du ciel.A un angle du salon, une table basse portait avec gloire un globe que Senior Alves, âgé de vingt-cinq ans, avait repêché d’une vieille brocante. Il ne semblait pas avoir jamais été utile, mais l’attachement aux vieux objets est une constante chez les exilés. Ce globe, imprécis, était l’œuvre d’un artiste. Mais il avait surtout été fabriqué en Galice, dans un hameau, tout près de Mansilla de Las Mulas, que connaissent ceux qui se rendent à Saint-Jacques de Compostelle. La signature du maître qui l’avait conçu s’était estompée avec le temps mais on pouvait la distinguer en observant bien.Sur les murs, quatre tableaux se faisaient face, mais on voyait surtout la reproduction de Guernica, la célèbre toile qu’un peintre mineur avait osé peindre. Senior Alves n’avait pu résister en la voyant, même s’il avait noté que le peintre, en exécutant cette œuvre, avait trahi l’auteur de l’originale. Senior Alves venait de l’Extramadure, mais il connaissait bien la région de Guernica, il y était passé, avec ses parents, il avait dix ans, il s’en souvenait avec une très grande précision. Ils avaient campé dans un village, sur les bords de la ria de l’Ibaizabal. De longues années après, il s’y était battu contre les troupes franquistes, et surtout, il gardait le meilleur pour la fin, il avait rencontré, dans ce même lieu, une jeune femme qu’il continuait d’aimer cinquante ans après l’avoir connue.-Vous voyez, s’exclama-t-il, tout me ramène à Guernica!Je m’étais présenté comme journaliste, je n’avais pourtant pas encore gagné le moindre galon dans cette profession. C’est cela, plus que la reproduction du tableau de Picasso, qui nous a entraînés sur le terrain de la guerre d’Espagne. Pendant un bon moment, il n’a plus été question que de la célèbre photo de Robert Capa: un milicien qui tombe sous les balles d’un soldat franquiste. Ce cliché, qui n’était pour Senior Alves qu’un savant montage, l’avait rendu très sceptique sur le travail des journalistes et des reporters en particulier.-N’y voyez pas une attaque contre vous, se hâta-t-il de préciser.Il me posa peu de questions, pour savoir qui j’étais, il reconnut en moi d’emblée, ce sont ses mots, un grand voyageur. Cela se voit! Cet homme des plus avenants, qui avait fait le tour du monde, regrettait vraiment de ne pouvoir m’être utile. Sa chambre m’aurait convenu. Elle était grande et lumineuse. Mais elle avait été promise, depuis peu, à quelqu’un qui avait été plus prompt que moi. -Vous seriez venu une heure plus tôt… -Vous êtes très aimable, répondis-je.Je m’apprêtai à prendre congé de lui, quand Senior Alves me lança cette phrase qui scella dès ce jour notre amitié :-Revenez me voir, nous avons … tant de choses à nous dire!Il voulait que nous reparlions de voyages.Je m’engageai dans la cage d’escalier.-Non, attendez, vous n’allez pas partir comme ça, venez, asseyez-vous là.Je revins sur mes pas et me posai sur une chaise en rotin dans l’étroite entrée. Il appela une dame de ses amies, Mrs Jenkins. Deux heures plus tard, cette délicieuse dame mettait à ma disposition une chambre qui, sans être spacieuse, me suffisait amplement. Mrs. Jenkins avait tout de la vieille Anglaise comme on se la représente dans les caricatures bienveillantes. Elle portait un chemisier à fleurs et une jupe mauve avec des plis et des fleurs aussi. Un doux parfum des bois émanait de cette vieille et grande lectrice qui avait, en littérature, des goûts pour le moins surprenants. Elle adorait Mishima et Tanizaki. Le journal impudique la faisait mourir de rire ! Elle était intarissable sur les auteurs japonais qui sont tout sauf politiquement corrects, insistait-elle. Notre littérature se meurt, répétait-elle injustement, nous avons besoin de quelque chose de jeune et vigoureux. Je ne lui avais jamais confié que j'écrivais ou que je caressais le rêve d'écrire. Pourtant, elle me dit un jour :-Ecrivez-nous quelque chose de nerveux, jeune homme.J'ai bondi. Avait-elle fouillé dans mes affaires pendant mes absences ? Je ne lui avais jamais laissé les clefs de ma chambre, mais peut-être avait-elle un double qui lui permettait de rentrer chez moi.- Qu’avez-vous ?-Rien, cafouillai-je. Rien.-Si, vous me cachez quelque chose, je le sens, n’oubliez pas que je suis une vieille guenon…J’étais contrarié, mais je sus mettre un terme à cet échange et me convaincre, très vite, que Mrs Jenkins était incapable de commettre aucun acte déloyal. C’était seulement l’intuition qui l’avait conduite à présumer que j’avais envie d’écrire. Je m’en voulais de l’avoir soupçonnée. Ses gestes, comme ses manières, étaient d'une grande délicatesse. Elle parlait avec mesure et ne s'emportait jamais sauf quand il fallait répondre à Senior Alves, ce qui lui arrivait souvent. Ils se chamaillaient comme deux adolescents sur le chemin de l’école. Elle cessait d'être Anglaise dans ce moment-là. Il y avait quelque chose en elle d’étonnamment méridional qui prenait le dessus et faisait oublier tout le reste. Je m’amusais de la voir dans cet état. Senior Alves avait plus de flegme, il faisait usage d’ironie et ne perdait jamais ses moyens, quelle que fut la nature de la querelle qui l’opposait à sa vieille amie.

Par Le360
Le 15/01/2022 à 10h04