Exclusivité-Le360. Ep23. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Revue de presseMustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, «Meg Broncovitch», dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble «comme un double» dans ce récit qui, ajoute-t-il, «évoque des problématiques importantes», servies par une plume délicieuse.

Le 11/06/2022 à 10h01

J’ai passé de longues heures à rédiger l’éloge funèbre de Simpson. Cela ressemblait à une leçon inaugurale. Il m’a fallu élaguer ensuite pour ne garder que le quart de ce que, dans un élan irréfragable, j’avais écrit. C’est que j’ai tout appris aux côtés de Simpson et je voulais dire la dette que j’avais vis-à-vis de lui.

Une femme s’était rendue à son chevet, une heure avant sa mort. Elle ôta sa perruque blonde, pour qu’il la reconnaisse, et ouvrit par deux fois le feu. Une femme libérée de toutes ses peurs! Elle était arrivée en retard au cimetière de Highgate, dans une limousine blanche, pour les obsèques de Simpson. Elle était tout de noir vêtue, comme une veuve, et elle avait fait un esclandre.

C’est cette femme, Meg Broncovitch qui, plus de vingt ans après notre première rencontre, à Holland Park, était devant moi ce 21 mai 2013. C’est cette femme qui me disait: Savez-vous que je suis une de vos plus ferventes admiratrices? J’ai lu tous vos articles et tous vos livres, Monsieur Moumen.

Mes livres!

Qui se souvenait encore de cela?

J’avais cessé d’écrire.

Vous êtes un monstre, Meg Broncovitch, voulus-je dire à plusieurs reprises. Mais je ne dis rien. On se serait jeté sur moi pour me jeter dans le vide. Nous n’étions pas seuls dans ce bureau en dépit des apparences.

Elle me tournait le dos, elle était face à la baie vitrée, le regard tendu vers la grande métropole où le monde était à l’œuvre.

-Nous sommes prêts du but, Monsieur Moumen! Chaque jour, de nouvelles recrues, des hommes courageux et brillants, nous rejoignent des quatre coins du monde.

Robert Mc Caine était l’un d’entre eux! Elle me donnait l’exemple de cet infâme personnage, pour bien montrer que toutes les belles intelligences de l’Occident, ce sont ses mots, la rejoignaient dans ses combats. Je n’osai pas lui dire que je n’avais aucune considération pour cet homme. S’il y avait une chose que je ne pardonnais pas à Simpson, c’est d’avoir toujours eu une grande estime pour ce type!

J’ignorais qu’il y avait une raison à cela. Mc Caine avait découvert que Simpson, dans une lointaine jeunesse, n’avait pas été l’homme que nous connaissions. Il avait participé, dans les rangs d’une bande d’extrémistes, à une fusillade particulièrement sanglante. Les choses avaient mal tourné et Simpson, qui refusait de tuer, a traversé une période instable et il a pas mal voyagé avant de commettre une œuvre qui lui ouvrait toutes les portes de l’Orient islamique.

Je connaissais cette œuvre, j’étais tombé des nues en la lisant. J’étais allé à Cambridge, un jour, pour consulter un livre d’Edith Wharton sur le Maroc, un livre rare jamais publié du vivant de l’auteur. Ça faisait huit ans peut-être que j’étais en Angleterre, je caressais l’espoir d’écrire sur l’histoire de mon pays, qui avait été pas mal malmené par les puissances coloniales qui rêvaient toutes d’occuper ce royaume singulier. J’étais jeune, j’avais été dépassé par mon enthousiasme débordant. Je plastronnais comme l’aurait fait n’importe quel apprenti écrivain à ma place. Je croyais que le monde n’attendait que de lire cette œuvre que je voulais composer pour les miens. A Cambridge, j’ai passé la première nuit à l’angle de Greenhill street et Moseley Road, dans une pension que tenait un original qui connaissait bien le Maroc. J’étais loin d’imaginer que le lendemain, à King College, le hasard me mettrait entre les mains la prose ordurière d’un auteur qui se cachait derrière un pseudonyme, un condensé de réflexions abominables qu’on a raison de ne pas lire aujourd’hui.

Simpson avait battu sa coulpe et tout dans sa conduite prouvait qu’il abjurait sa lointaine jeunesse. Mais cela ne suffisait pas quand je découvris beaucoup plus tard qu’il était l’auteur de cet ouvrage nauséabond.

Je n’avais plus envie de me rendre au cimetière de Highgate, pour me recueillir sur les cendres de Simpson. Il me fallut du temps pour faire la part des choses et respecter la mémoire de cet homme qui légua, à sa mort, quelque deux millions de livres en actions à la Fondation des victimes du terrorisme. 

Mais alors quoi? Pourquoi continuait-il de fréquenter Meg Broncovitch? 

Je pensai à mes amis, aux abords de Brompton Park, un soir d’août, dans une autre vie, nous revenions de Cromwell Road. Il faisait beau, j’étais heureux, un homme comblé de vivre sur deux rives, j’avais trouvé la paix que je cherchais à mon insu, je retournais encore régulièrement chez moi, j’avais besoin de revoir les lieux essentiels, ceux de l’enfance, pour me ressourcer, je ne pouvais pas, sans risque de me renier, tirer un trait sur cette partie de ma vie qui avait fait l’homme que j’étais devenu.

Meg Broncovitch se souvenait parfaitement de Holland Park. Des moindres détails. Du nom de chaque invité. Et des bibelots, des tableaux, des statuettes et de la configuration du beau salon victorien de Nick et Laura. Et de ce film que j’avais vu tant de fois avec Jane, et qui avait été tourné dans l’appartement de Laura et Nick! Sternberg l’avait réalisé, peu de temps avant de se rendre au Maroc pour réaliser son impérissable chef-d’œuvre. Je connaissais par cœur ce film, je ne me lassais pas de le voir. J’y découvrais toutes les fois de nouvelles choses. Sternberg avait traversé une mauvaise période et avait tout laissé tomber en quittant l’Autriche, il n’arrivait plus à être l’homme qu’il avait été jusque-là, quelque chose s’était irrémédiablement brisé en lui. Il ne parle pas des bruits de bottes qui l’ont chassé de chez lui, mais il a tout mis dans cette œuvre désespérée qui ne ressemble à rien de tout ce qu’il a fait par la suite. J’ai lu, un jour, que ce film avait failli ne pas se faire et j’en ai eu froid dans le dos, je ne pouvais pas imaginer un seul instant que cette merveille ait pu ne pas exister.

Il y avait dans les yeux de Meg Broncovitch la détermination d’une femme résolue à pousser très loin les limites de l’horreur. Je me mis à trembler, j’avais senti qu’elle était sur le point d’évoquer ce que je redoutais le plus. J’étais peut-être en train de devenir fou, mais le fait est que j’ai vu le nom de Jane, oui, le nom de Jane, je l’ai vu se dessiner sur ses lèvres avant qu’elle n’en prononce la première syllabe.

-N’ayez crainte, Jane a fait un beau mariage, elle vit dans la banlieue de Stockholm avec une ribambelle de gosses.

Je connus un très fragile instant de paix. Je ne pensais plus à l’état qui était le mien. J’avais voulu me lever. J’avais fait un geste banal, qu’on ne fait pas quand on est dans ma situation, j’avais oublié que mes pauvres jambes n’étaient plus ce qu’elles avaient été. Elle se montra compatissante. Ses hommes, me dit-elle, avec un cynisme d’une obscénité crasse, avaient outrepassé ses ordres, ils ne devaient pas me briser les jambes, mais seulement m’indiquer à quoi je pouvais m’attendre si je continuais de franchir ce qu’elle appelait les lignes jaunes.

-Venons-en maintenant à ce qui nous unit, Monsieur Moumen!

Je ne redoutais plus ce qu’elle allait m’apprendre.

J’avais tout compris. Je savais maintenant qui était cette femme qui ne reculait devant rien et qui avait tout manigancé pour arriver à ses fins.

-Je suis votre compatriote.

Cela voulait dire que j’étais coupable, à ses yeux, de n’avoir pas choisi le même métier qu’elle, celui de détruire des vies innocentes!

Elle s’appelait … Khadija. Comme la première femme du Prophète!

Par Le360
Le 11/06/2022 à 10h01