Exclusivité-Le360. Ep3. Les bonnes feuilles de «Ben Aïcha», de Mustapha Kebir Ammi

Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti, fille de Louis XIV et de Madame de la Vallière. (Détail d'un médaillon du XVIIe siècle, auteur inconnu). 

Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti, fille de Louis XIV et de Madame de la Vallière. (Détail d'un médaillon du XVIIe siècle, auteur inconnu).  . DR

«Ben Aïcha», le prochain roman de Mustapha Kebir Ammi (Mémoire d’Encrier), est une fiction autour de ce célèbre corsaire marocain, ambassadeur de Moulay Ismaïl à la cour de Louis XIV. Le360 vous en propose huit extraits. Aujourd’hui, la princesse de Conti, vue par l’auteur.

Le 13/04/2019 à 10h59

Ecrivain né à Taza, Mustapha Kebir Ammi signe, avec «Ben Aïcha», son dernier roman aux éditions Mémoire d’Encrier, une maison d’édition québécoise fondée en 2003.Abdallah Ben Aïcha est un corsaire marocain, issu de Salé-le-Vieux, parti de rien, devenu amiral (Raïss), puis ambassadeur du sultan Moulay Ismaïl auprès du roi Louis XIV à Versailles.Dans ce roman à paraître, Mustapha Kebir Ammi vous propose une fiction tirée de ce que l’on sait de ce personnage historique.Ainsi, au fil de l’intrigue, Ben Aïcha rencontre, lors d’une somptueuse fête à Versailles, un certain 13 février 1699, Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti, fille du roi Louis XIV.Or l’histoire n’a rien retenu de la passion qu’ils ont vécue…

***

Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti, était au cœur de toutes les conversations. Elle seule portait le nom de son monarque de père. Les filles que la marquise de Montespan avait données au roi étaient censées être les héritières de l’infortuné marquis de Montespan.

Elle tardait à se montrer, mais rien ne vaut de se laisser languir, lui faisait comprendre sa dame de compagnie, Émilie de Choin, qui en savait long sur ce qui devait avoir cours dans une grande maison d’Europe.

Les portraitistes qu’Émilie de Choin eut la malchance de croiser la décrivent tous comme la femme la plus laide de la cour. Un auteur l’afflige d’une poitrine disproportionnée que le Dauphin, dit-il, aimait à utiliser comme des timbales. Un autre n’y va pas avec le dos de la cuillère et décrit une « grosse fille écrasée, brune, laide ». La réalité est autrement plus complexe. Maîtresse du Dauphin et amante du chevalier de Clermont- Chaste, Émilie de Choin était espiègle et rompue à toutes les ruses que la vie à Versailles contraignait de connaître. Elle eût pu faire concurrence à Pauly d’Argenson, le ministre de la Police: des gens lui rapportaient avec grand soin ce qu’elle voulait savoir, et l’on crut, pendant des années, qu’il n’y avait rien à craindre de celle qui se gardait de montrer ses griffes.

Une seule femme, Marie-Adélaïde de Savoie, se défiait de cette Émilie qui se travestissait, certains jours, pour le seul plaisir de surprendre la princesse qui prisait les tours que lui jouait sa dame de compagnie.

— Vous auriez pu être une excellente comédienne, lui répé- tait sans arrêt la princesse. Mais que diable ? Vous l’êtes ! Votre sens de l’imposture est inné, heureusement que vous n’en faites usage qu’à bon escient, vous ne faites aucun effort contraire- ment à ces pauvres théâtreux qui suent sang et eau pour nous prendre aux pièges de leurs comédies !

La princesse allait bientôt faire irruption et accaparer, sans effort comme à chaque fois, l’attention de tous. Elle avait hérité de Louise de La Vallière, favorite du roi, ce que ni madame de Montespan ni madame de Maintenon ne possédaient. Sa beauté ne souffrait pas la moindre coquetterie. Quant à son veuvage – elle avait été mariée pendant vingt-deux mois à un jeune officier, Louis-Armand de Bourbon, qu’elle n’avait jamais rencontré – il n’avait pas assombri son visage, il lui avait ajouté ce je ne sais quoi qui autorise la perfection à se croire la juste héritière de ses propres œuvres.

Un peintre, Pierre Brisard, avait saisi la flamme qui illu- minait le visage de cette jeune femme. Il avait su trouver – par accident, disaient ses détracteurs – la porte secrète qui mène au tréfonds de l’âme. Les dieux avaient sûrement guidé sa main. Puis il était tombé en disgrâce. Était-il amoureux de la princesse? Cela ne fait pas de doute, répétait un auteur anonyme, pour la voir comme nul ne le peut et la peindre de cette façon. Pierre Brisard travailla quelque temps pour Siméon Bissière, mais le maître se hâta de le congédier.

— Je vous encourage à troquer cette vocation, qui n’en est pas une, contre une activité plus à même de vous faire gagner votre croûte honorablement, lui jeta-t-il un jour avec une innommable brutalité.

Le jeune peintre disparut, et nul ne devait plus savoir ce qu’il était advenu de ce pauvre hère qui traîna un temps, en fort mauvais état, à Vincennes, non loin de l’endroit où était née la princesse.

Ben Aïcha attendait de voir la femme qui allait faire irruption d’un instant à l’autre dans cette immense salle. La musique allait bon train. Les musiciens, conduits par monsieur de Pier- relate, jouaient une composition d’un jeune prodige nommé Vivaldi, un virtuose du violon qui vivait à Venise. Versailles donnait le sentiment d’être un petit coin de paradis. Les anges jouaient des coudes, sur leurs balcons, pour essayer de voir ce qui se passait dans ce lieu-là. Habituellement l’atmosphère était plus empesée, on se souciait de piailler moins, les hommes se donnaient des airs et les femmes en rajoutaient un peu. Ce soir-là, il y avait une gaieté inhabituelle. Tout le monde semblait avoir été mélangé sans souci particulier de protocole. On chuchotait, on prenait des libertés que l’usage, ainsi que la coutume, vous empêchait de prendre.

Il était 21h23 à la grande horloge du château lorsqu’une voix de rogomme sortit soudain du tronc d’un homme inachevé pour annoncer l’entrée imminente de la princesse de Conti.

Le monarque lui prêtait son bras et cela, comme un précieux socle, rehaussait son maintien. Elle n’était qu’élégance. De nombreuses petites mains s’étaient surpassées pour lui offrir une armure digne d’une femme de son rang. Il n’y avait rien de tapageur dans ses toilettes, elle avait exigé, comme souvent, d’être sobrement apprêtée.

Elle était toute de vert vêtue. Une longue robe, brodée de filaments d’argent, épousait son teint et répondait à l’éclat émeraude de ses yeux. Un châle mauve, en soie, couvrait ses épaules. Il lui avait été offert par l’empereur de Chine, voilà cinq ans, et elle le portait encore. Ses avant-bras étaient bien peu couverts. Le temps n’était pas clément au point de se découvrir comme cela. Mais on sentait que sa chair frémissait avec plaisir au contact de l’air frais.

Elle avait le front haut. C’est cela qui avait conduit certain mémorialiste à soutenir, sans autres preuves, qu’elle était fière. C’est une erreur. Elle n’était pas un modèle de vertu, nul n’est exempt de défauts, mais la fierté n’est pas ce qui la caractérise le mieux. Elle avait le teint lisse et blanc, des pommettes rouges, des yeux, non pas craintifs, mais sur la défensive, et une bouche parfaite qu’un peintre, dans ses arcanes secrets, avait su prendre le temps de dessiner avant de lui attribuer le lourd destin d’une princesse.

Ses cheveux, ramenés en arrière pour laisser s’exprimer ouvertement son caractère volontaire, tombaient en cascades blondes sur ses épaules. La coiffure, comme toutes choses, lui avait été conseillée par mademoiselle de Choin, qui s’y connaissait en cheveux. Elle aurait pu apprêter comtesses et baronnes, lui répétait la princesse pour plaisanter.

Son cou était gracile, fin et très blanc.

Ses chaussures ne se voyaient pas, sa longue robe, qui traînait par terre, n’en laissait rien deviner, sinon que les talons devaient être bien hauts. Une fois, seulement, elle dut descendre une marche et, pour cela, elle releva sa robe, on vit ses chaussures, elles étaient vertes et couvertes de feuilles d’or. Sur sa poitrine, une broche, turquoise, avec un diamant aux éclats mordorés.

Elle se déplaçait en effleurant à peine le sol. On se demandait si ce corps était bien réel, s’il n’était pas celui d’un ange. Mais ce qui retenait l’attention, c’était surtout son regard, d’un éclat intense, qu’elle avait hérité de sa mère, madame de La Vallière. Elle osait à peine poser ses yeux sur le monde, les visages et les objets qui l’entouraient, en faisant comme une arène autour d’elle. Il y avait en eux de la douceur et quelque chose de tranchant, dans le même temps. On aimait dire que ses longues journées, loin du monde, l’avaient rendue peu amène à l’encontre de ses semblables. On la décrivait secrète, recluse, désirant faire vœu de chasteté et de silence. On se demandait si elle voyait tout ce qui se passait autour d’elle. On avait dit d’elle qu’elle avait été une enfant un peu sauvage, qu’elle n’aimait pas ces sorties et qu’elle avait osé dire à son père, une fois, que la cour, quand elle s’y présentait, lui faisait l’effet d’une ménagerie, avec des fauves prêts à jeter sur elle leurs jugements.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 13/04/2019 à 10h59