Jack Lang, Brahim Alaoui et Rajae Benchemsi racontent l’exposition dédiée à Farid Belkahia à Beaubourg

Farid Belkahia (1934 - 2014). 

Farid Belkahia (1934 - 2014).  . DR

Pour la première fois, un artiste maghrébin et arabe s'est vu dédier, à titre posthume, une exposition personnelle d’envergure au Centre Pompidou, à Paris. Jack Lang, Brahim Alaoui et Rajae Benchemsi nous parlent de cette grande première qui court jusqu'au 19 juillet, et nous racontent cet artiste qu’ils ont si bien connu…

Le 16/07/2021 à 12h55

Jack Lang, ancien ministre français de la culture et président de l’Institut du monde arabe à Paris, l’IMA.

© Copyright : STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

L’exposition: «c’est une exposition tout à fait remarquable, une présentation belle, forte, originale de l’œuvre de Farid Belkahia. L’exposition est articulée autour de deux grandes périodes de son œuvre. La période pragoise, lorsqu’il s’est rendu Prague pour poursuivre un certain nombre d’études et de recherches à partir des années 1959, qui est une période durant laquelle Farid Belkahia était plutôt expressionniste. Ensuite, deuxième phase, le retour à Casablanca dans les années 1960, qui s’illustre dans l’exposition avec une salle dédiée au cuir. Pour les visiteurs, les connaisseurs, et a fortiori pour les non connaisseurs, ce travail admirable réalisé sur la peau de chèvre impressionne. C’est un travail original, avant-gardiste et qui en même temps se relie à une culturelle traditionnelle. C’est très fort et très beau».

L’engagement de l’artiste et l’oeuvre: «Farid Belkahia était un immense artiste et en même temps un citoyen. Il était engagé contre le colonialisme, contre l’impérialisme et pour la liberté. D’une certaine manière, son œuvre est profondément artistique, originale et simultanément engagée, mais pas sous forme de slogans, sous forme du choix des matières, de l’inspiration de l’œuvre de Farid Belkahia. C’était un homme libre, un vrai citoyen marocain mais aussi un citoyen du monde. Je l’aimais profondément… 

C’était un artiste éclairé, éclairant, un artiste complet et l’exposition du Centre Pompidou met en lumière à sa manière cette facette de l’art de Farid Belkahia. On ne peut que regretter que cette période du Covid ait empêché que cette exposition ait été aussi fréquentée qu’elle aurait pu l’être».

Brahim Alaoui,  historien de l'art et commissaire d'exposition. 

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L’exposition: «l’exposition est présentée dans un lieu prestigieux, Beaubourg, et c’est en cela une légitimité historique et artistique internationale qui est conférée à l’artiste. C’est un point important, car Farid Belkahia est un artiste qui a mené un travail singulier et qui a résisté à toutes les tentations de séduction ou de facilité. L’exposition en elle-même, comme toutes les expositions, est le regard porté par un commissaire sur l’itinéraire d’un artiste. Il a su en tirer une lecture qui est à la fois une reconstitution d’un itinéraire riche, mais qui le projette aussi en résonnance avec l’art international et avec des artistes de cette modernité multiple».

La reconnaissance: «bien que cette reconnaissance vienne un peu tard, elle l’installe définitivement dans l’histoire de l’art moderne international, au-delà du Maroc, de l’Afrique et du monde arabe.

C’est vraiment l’incarnation de cette modernité oubliée, négligée, pendant le XXe siècle par l’art international qui aujourd’hui obtient la reconnaissance et la légitimité de la part de l’une des instituions les plus importantes dans le domaine de la création moderne et contemporaine internationale».

La décolonisation de l’art dans l’actualité et l’œuvre de l’artiste: «Farid Belkahia a toujours tenu tête à une modernité monolithique et il a su démontrer artistiquement, par son travail, son acharnement, la pertinence de sa pensée et de sa création qu’il y a une autre modernité, d’autres imaginaires, d’autres histoires de l’art à écrire. C’est cette réponse esthétique qu’il a apportée à cette problématique posée et reposée aujourd’hui qui est très intéressante. 

La pertinence de cette exposition est qu’elle intervient à un moment où le débat est un peu houleux entre post-colonialisme et tout ce que ça génère en polémiques».

L’universalisme: «mais au-delà de cette problématique du colonialisme, Farid Belkahia a toujours influé de cette transcendance vers un universel humain, dépassant le regard de l’autre pour privilégier un regard endogène, qui se nourrit d’une modernité créée à l’intérieur d’un pays comme le Maroc, avec son histoire, son univers visuel et avec la création de ses artistes, lesquels apportent justement cette réponse à la possibilité d’un universalisme autre que celui qui été imposé par la modernité occidentale.

C’est cet universalisme qui caractérise son travail et est perçu comme un langage visuel accessible et apprécié par tout le monde. Quand il a élaboré son langage, il a visé un langage universel. Il n’a pas cherché un langage typiquement enraciné dans une culture déterminée, mais au-delà de ce lieu d’émergence, il a su lui donner une perception universelle. C’était quelqu’un de très ouvert sur le monde et ancré dans sa culture, africaine, populaire, savante».

Rajae Benchemsi, fondatrice et présidente de la Fondation et du Musée Farid Belkahia à Marrakech, écrivaine, et épouse de l'artiste. 

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La particularité de l’exposition: «je pense que cette exposition est très importante à différents niveaux. Tout d’abord, d’un point de vue de politique culturelle, car il est très important qu’un musée tel que celui du Centre Pompidou accueille enfin un peintre arabe, et marocain en l’occurrence. C’était une chose à laquelle il fallait arriver. Autre point essentiel qui fait la particularité de cette exposition, c’est la première fois, sauf à toute petite échelle au musée Farid Belkahia, qu’on assiste à une véritable rétrospective de l’artiste avec autant d’œuvres et la possibilité de voir toutes les étapes de cette œuvre. Cela donne en l’occurrence la possibilité de constater que déjà, avant d’aller à Paris en 1955, il y a quelque chose qui relie le travail du jeune lycéen qu’il était, aux œuvres réalisées à la fin de sa carrière. 

On retrouve certaines formes, certaines interrogations, problématiques qui ne l’ont jamais quitté. Enfin, autre particularité, c’est la première fois aussi que ces dessins sont exposés, alors qu’ils sont une part capitale de son œuvre. Farid Belkahia avait coutume de dire ‘le dessin est à la peinture ce que le mot est à la poésie’… Le dessin est la genèse de son oeuvre mais c’est aussi là que se situe le secret de son œuvre».

Au-delà de l’engagement, la matière au cœur du questionnement phislosophique: «dans cette exposition, on retrouve la période expressionniste de l’artiste où vont se dessiner certaines formes mais il y a aussi le cuivre, la peau et le dessin.

Comme je l’ai écrit dans ma monographie sur Belkahia en 2013, l’emploi du cuivre a été un acte révolutionnaire de la part de Farid. C’était un acte contre la colonisation qui résonnait avec ce qu’il a entrepris, notamment dans les changements dont il sera à l’origine en introduisant les arts traditionnels dans l’enseignement à l’école des Beaux-Arts de Casablanca. C’était très important mais je pense que ce n’est pas l’unique raison qui l’a mené vers le cuivre. Il est en effet important de rappeler que le cuivre, qui est dans toutes les traditions un matériau à la fois maudit et sacré a permis à Farid Belkahia de faire sa première expérience, car c’était un travail très physique et difficile. Il en a ainsi extirpé le côté sacré tout en repoussant le côté maudit pour en faire quelque chose d’artistique où l’on retrouve des formes sensuelles.

Il en va de même pour la peau. Si son usage était effectivement une tentative de recourir à un support utilisé fortement dans la tradition, c’état avant tout une démarche d’un certain symbolisme que l’on retrouve aussi dans son recours aux signes universels tels que la flèche, le cercle, le triangle… La peau est aussi un matériau symbolique dont l’artiste va empêcher la putréfaction par un procédé artistique qui va la ramener à la vie. L’usage de ces deux matériaux n’est donc pas qu’une réaction post coloniale par rapport à l’utilisation des matériaux classiques utilisés dans la peinture occidentale. C’est une démarche beaucoup plus en profondeur, philosophique, qui aspire à aller vers une symbolique universelle beaucoup plus large».

La fin de l’eurocentrisme face aux artistes venus d’ailleurs: «la politique eurocentriste de l’art et de la culture en Europe de manière générale a rendu aveugle plusieurs générations sur la réalité et il est très important que cette exposition vienne enfin corriger cela. Il est à la fois incontestable et inévitable que des artistes tels que Farid Belakhia occupent la place qu’ils méritent sur la scène artistique internationale. Si la mondialisation est mauvaise pour beaucoup de choses, elle a toutefois dévoilé dans le même temps beaucoup de choses importantes, notamment que ces peintres existent, s’exposent et qu’une nouvelle dynamique va changer le regard du monde sur les peintres venant d’ailleurs».

Par Zineb Ibnouzahir
Le 16/07/2021 à 12h55