Tribune. Lotfi Akalay, hommage

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun. . DR

Lotfi Akalay est mon ami d’enfance. Mon amitié pour lui est un constat qui fait partie de ma vie. J’aurais voulu écrire cet hommage hier, au moment de son enterrement. J’en étais incapable.

Le 19/12/2019 à 10h27

L’enfance est le socle des amitiés solides. On dit «c’est un ami d’enfance» pour rejeter le doute et affirmer une évidence non discutable.

Les bancs d’école nous suivent et nous accompagnent jusqu’au dernier jour. Avec eux, ceux, très peu nombreux, que nous avions choisis pour être des amis. Lotfi Akalay était de ceux-là.

Je suis incapable de dire ce qui a fait de nous des amis. On ne se posait pas ce genre de question. Nous nous retrouvions à la sortie du lycée pour préparer une rédaction ou réviser nos cours de physique-chimie, tout en prenant un goûter chez ses parents ou chez les miens.

Avec le temps, je crois savoir ce qui m’avait dirigé vers Lotfi: son intelligence vive, son humour acerbe, son auto-dérision, sa capacité d’être critique tout le temps. Cela tranchait avec le conformisme des autres.

Il lisait beaucoup, plus que nous. Il écoutait la musique de Mozart et de Chopin pendant que nous, nous fredonnions des rengaines sans intérêt. De la musique classique, il passait au jazz. Il était incollable sur la composition du grand orchestre de Count Basie, donnait la date exacte de l’enregistrement de «Night in Tunisia» avec Charlie Parker dont il suivait la performance avec une rare précision.

Sa culture nous impressionnait, ce qui nous poussait, nous aussi, à nous mettre à jour. Au moment où la polémique Sartre-Camus faisait rage, lui, citait Voltaire et Anatole France!

Il n’avait pas d’illusion sur l’humanité. Il savait que l’homme était capable de tout. Son séjour professionnel à Beyrouth durant la guerre civile, lui avait donné raison. C’est avec de l’humour noir qu’il nous racontait cette guerre où il avait failli perdre la vie plus d’une fois. Mais il était un homme de devoir. Il n’avait pas abandonné son poste.

De retour à Tanger –seule ville où il pouvait travailler–, il allait «déguster» comme on dit. Il avait horreur de ce qui est administratif. Il l’affrontait pourtant et ne laissait rien passer. Ennemi coriace de la corruption, il la dénonçait partout et tout le temps.

Ce fut au début des années quatre-vingt-dix qu’il s’était mis à écrire des chroniques qu’il publiait là où il pouvait. Ses articles, mieux qu’un ouvrage scientifique, disaient le Maroc dans sa vérité nue, sans fard, sans précaution.

De passage à Paris, je l’ai présenté à Georges Wolinski et l’équipe de “Charlie Hebdo“ où il allait publier ses chroniques.

Notre amitié se renforçait sous le coup du partage. Il a ensuite écrit, sous une forme originale, “le voyage d’Ibn Batouta“.

Je me souviens de nos discussions où je le poussais à se mettre au roman. Il l’a fait dans un livre, “Les Nuits d’Azed“, publié au Seuil qui connut un succès non négligeable. Depuis, il n’a jamais déposé sa plume. Il était habité par une rage qui faisait de lui, non seulement un citoyen engagé et lucide, mais aussi un écrivain, le témoin sans concession de son époque.

Les épreuves de la maladie arrivèrent très tôt et de cette époque, je n’ai rien à dire, car il s’était retiré et voyait peu de monde.

Mon amitié pour lui est un constat qui fait partie de ma vie. J’aurais voulu écrire cet hommage hier, au moment de son enterrement. J’en étais incapable. Puissent ces mots apporter courage et patience à sa famille, à ses enfants et à tous ceux qui l’ont connu et aimé.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 19/12/2019 à 10h27