Vente des œuvres de Melehi et de Chabaâ extraites d’un hôtel: une polémique salutaire?

Plafond: panneaux en bois peint par Mohamed Melehi, Hôtel Les Roses du Dades, 1968-1969, Cabinet Faraoui et de Mazières, archives : Faraoui et de Mazières

Plafond: panneaux en bois peint par Mohamed Melehi, Hôtel Les Roses du Dades, 1968-1969, Cabinet Faraoui et de Mazières, archives : Faraoui et de Mazières . DR

Alors que s’annonce une vente aux enchères à Marrakech le 30 mai en hommage à Mohamed Melehi, quelques mois après sa mort, la présence dans le catalogue d’œuvres extraites d’un hôtel offusque les ayants-droits, qui crient au pillage du patrimoine marocain.

Le 28/04/2021 à 13h21

C’est sous forme de lettre ouverte et de pétition que les ayants-droits des artistes Mohamed Melehi et de Mohamed Chabâa ont décidé d’exprimer leur désapprobation suite à la mise en vente d’œuvres intégrées dans un hôtel à Kelaat M’Gouna, réalisées par ces deux fondateurs de la peinture moderne au Maroc. Ces œuvres, réfléchies pour être intégrées de manière pérenne à l’architecture du bâtiment, prennent la forme de «panneaux peints pour plafond et de claustras en bois sculpté», explique-t-on dans cette lettre, en précisant que ces intégrations «furent conçues de manière intégrale et organique avec le bâtiment qui les accueille; et de concert entre artistes et architectes», soit, d’un côté, Mohamed Melehi et Mohamed Chabâa, et de l’autre, Patrice de Mazières et Abdeslam Faraoui, eux aussi disparus. 

L’établissement dont il est ici question est l’hôtel Roses du Dadès, construit entre 1971 et 1972, à Kelaat M’Gouna, et qui n’est pas le seul fruit de la collaboration entre les artistes plasticiens Melehi, Chabaa et les architectes de Mazières, Faraoui. Il convient aussi de citer deux autres hôtels dans la région, le Taliouine et le Gorges du Dades, qui comportent tous des intégrations, «des exemples quasi-uniques dans le monde arabe et sur le continent africain» qui font du Maroc «un pays pionnier pour les collaborations artistes/architectes», expliquent, à raison, les signataires de la pétition.

Toutefois, la polémique actuelle ne concerne que l’hôtel des Roses du Dadès, dont le propriétaire a décidé de vendre les intégrations, sans pour autant mettre dans la boucle les ayants-droits des artistes. «On ne connait pas l’actuel propriétaire de l’établissement. L’hôtel été vendu plus d’une fois» explique à Le360 le fils aîné de Mohamed Melehi, l’architecte à succès des grandes gares ferroviaires du Royaume, Youssef Melehi.

En plus des ayant-droits, la pétition est forte d’un groupe de soutien qui comprend des écrivains, des poètes, des architectes et des plasticiens de renom. Il suffit de citer, parmi les membres du comité de soutien à cette pétition, l’écrivain Tahar Benjelloun, l’écrivain et poète Abdellatif Laâbi, les poètes Mostafa Nissabouri et Mohammed Bennis ou encore l’architecte Rachid Andaloussi, pour se rendre compte de la qualité des créateurs qui en défendent le contenu.

Pillage du patrimoine culturel ou logique implacable du marché de l’art?Les pétitionnaires dénoncent un acte «extrêmement choquant», qui a été initié «à des fins purement spéculatives et mercantiles». Vendre ces intégrations s’apparente, selon eux, au «démantèlement d’un joyau artistique; emblématique de l’âge d’or de l’art moderne marocain, notamment avec les artistes du Groupe de Casablanca, aujourd’hui célébrés de par le monde». 

Chez la maison de vente Artcurial, qui propose aux enchères les œuvres de Melehi et de Chabâa extraites de l’hôtel des Roses du Dadès, on veut dépassionner le débat et insister sur l’état de négligence et de dégradation où se trouvaient les œuvres. «Je comprends l’émotion des ayant-droits et de leur soutien», explique, interrogée par Le360, une source d'Artcurial, qui a requis l’anonymat. Et d’ajouter : «nous sommes mandatés par le propriétaire pour vendre. Nous ne sommes pas arrivés là-bas [à l’hôtel des Roses du Dadès, Ndlr], en arrachant les plafonds». 

Le propriétaire en question a déjà vendu de nombreuses estampes, réalisées par Melehi et Chabâa, qui ornaient les murs et chambres de l’hôtel Roses du Dadès. Où sont passées ces estampes? Qui s’est ému de leur vente? Ce propriétaire aurait pu également vendre, en catimini, les intégrations, objets de la polémique, à une tierce personne sans que personne ne s’en émeuve. C’est l’exposition de ces œuvres dans une vente aux enchères qui a servi de lanceur d’alerte, déchirant ainsi les passions.

Comment des œuvres aussi importantes, historiques même, peuvent-elles être vendues avec cette facilité? Une part de responsabilité est imputée au ministère de la Culture, qui aurait pu classer au patrimoine culturel marocain à la fois le bâtiment et les œuvres qui y sont intégrées. Si le classement de ce bâtiment par le ministère de la Culture avait été effectué, la vente aux enchères des œuvres de Melehi et de Chabâa n’aurait pas été rendue possible. 

Néanmoins, le classement du bâtiment ou seulement des intégrations des artistes comme patrimoine ne suffit pas à préserver les œuvres. Car pour que ce classement soit efficace, il faut qu’il s’accompagne d’un travail de conservation et de préservation des œuvres. Ce n’est malheureusement pas le cas de nombreux bâtiments classés au Maroc. Tout le monde a en mémoire la façade de l’hôtel Lincoln à Casablanca, classé au patrimoine national, et dont les promoteurs ont patiemment attendu, plusieurs années, que le temps et la pluie finissent par provoquer son effondrement.

La polémique pousse à réfléchir sur la préservation du patrimoineEn dénonçant cette vente, les signataires de la lettre ouverte souhaitent alerter sur «la menace qui pèse sur le patrimoine moderne» et fustigent ceux qui «se sont cru autorisés à s’approprier des fragments d’architecture intérieure, profanant un lieu pensé peu ou prou comme public». Et de poursuivre, «ne pas conserver ces bâtiments dans leur intégralité revient à oblitérer la mémoire de l’art moderne marocain». Et Youssef Melehi s’interroge, «si les artistes n’étaient pas décédés, auraient-ils donné leur accord? On ne le pense pas». 

Chacun se disant dans son droit, quel est le mérite de ce débat? «Ce n’est pas un faux débat mais un débat qui aurait dû avoir lieu il y a longtemps», déplore notre source chez Artcurial, qui pointe un doigt accusateur sur l’état de délabrement de l’établissement hôtelier. D’ailleurs, il est urgent que le ministère de la Culture mandate une équipe pour se rendre compte de l’état des œuvres de Melehi et de Chabâa, intégrées dans deux autres hôtels de la région: l'hôtel Taliouine“ et le Gorges du Dadès. 

A ceux qui taxent la maison de vente aux enchères Artcurial de pillage du patrimoine culturel marocain, notre source répond: «nous sommes une société marocaine, qui paie ses impôts au Maroc, qui y investit et crée des emplois. Il faut arrêter d’essayer de nous faire passer pour les méchants de l’histoire». Et de conclure, «c’est un débat culturel qui a le mérite de porter à réfléchir sur la fragilité des œuvres d’art et l’urgence de leur préservation».

Que dit la loi?«Afin de mieux cerner les limites juridiques d'une telle opération de la part du vendeur de ces fragments, comme de la part de Artcurial, il convient d’en revenir à la base du droit à la propriété intellectuelle: une œuvre est protégée dès lors qu'elle est originale, ce qui signifie qu’elle porte l'empreinte de son ou de ses auteur(s) », expliquent les ayants-droits dans leur lettre.

«Dans le cas de l'hôtel qui nous préoccupe, les artistes-plasticiens (en tant qu’auteurs), comme les architectes détiennent des “droits moraux“, en vertu desquels ils jouissent d'un droit à protéger l’intégrité de leurs œuvres et d’un droit de paternité sur elles, à la fois imprescriptibles et inaliénables», précisent-ils aussi. 

Mais de l’avis de notre source chez Artcurial, les signataires «font fausse route». Et pour cause, «on confond le débat dans le cadre duquel un architecte a un droit de regard selon le contrat signé avec promoteur et le droit artistique. C’est comme si vous aviez chez vous un Basquiat et que demain l’artiste vous disait que vous ne pouvez pas le vendre».

Quoi qu’il en soit, en l’absence du classement de ces intégration comme patrimoine national, il est impossible d’empêcher leur propriétaire de les vendre. Ce que ne s’est d’ailleurs pas gêné de faire le propriétaire de l’hôtel, en ce qui concerne les estampes.

La troisième voieLes pétitionnaires affirment vouloir «d’abord stopper la vente des œuvres attribuées à Chabaa et Melehi, annoncée pour le 30 mai prochain par Artcurial, et ensuite interdire toute exportation des œuvres concernées hors du Maroc, qu'elle soit temporaire ou définitive, afin d'éviter leur défiguration et spoliation». Sur ce point, on se veut rassurant du côté de la maison de vente aux enchères. Il n’y aurait pas d’inquiétude à avoir quant à une éventuelle sortie des œuvres du territoire marocain car, à titre d’exemple, nous explique-t-on, «lorsque nous avons fait la vente Saint Laurent il y a cinq ans à Marrakech, le ministère de la culture a interdit de sortie tous les objets marqués ‘Maroc’ dans le catalogue. Que ce soit un Coran du XVIIe siècle ou une céramique achetée trois ans avant sa mort, au souk, par Saint Laurent».

La polémique au sujet de la vente des œuvres de Melehi et de Chabâa, conçues et intégrées dans une architecture, a le mérite de nous sensibiliser à l’urgence de préserver les œuvres patrimoniales. Car il ne suffit pas d’empêcher ces œuvres de quitter le territoire du Maroc et d’aller dans l’un des musées du Golfe, très friands des œuvres emblématiques des fondateurs marocains de la peinture moderne.

Artcurial a un devoir moral de ne pas vendre les extractions issues de l’hôtel Roses du Dadès à n’importe qui, quand bien même elles resteraient dans le territoire marocain. Il faut que ces œuvres, historiques, intègrent une collection publique ou bien celle d’une fondation qui les offre en partage au public. Ces œuvres cristallisent en effet une approche rare dans le continent: celle d’une collaboration fraternelle et complice entre artistes plasticiens et architectes qui considéraient ces intégrations comme la composante essentielle d’un bâtiment. 

A ce sujet, la meilleure voie quant au devenir de ces œuvres serait qu’elles soient acquises par une institution qui les donne à voir dans une salle qui reproduit à l’identique le décor où elles étaient intégrées à l’hôtel Roses du Dadès. Cela permettrait à la fois de les mettre à l’abri de la dégradation, en ferait un levier du rayonnement de cette institution et respectait l’esprit qui a présidé à leur création. 

Par Zineb Ibnouzahir
Le 28/04/2021 à 13h21