Royal Air Maroc: le licenciement de 140 salariés était-il inévitable?

Abdelhamid Addou, PDG de Royal Air Maroc.

Abdelhamid Addou, PDG de Royal Air Maroc. . DR

C’est une première dans les annales des établissements publics au Maroc. L’activation de l’article 66 du Code du travail, pour licencier 140 salariés de RAM pour des motifs économiques, continue de susciter débats et interrogations. Le syndicat des pilotes, lui, dénonce un «nettoyage social ciblé».

Le 29/08/2020 à 13h00

Comme pour les compagnies aériennes du monde entier, l’activité de Royal Air Maroc est quasi-inexistante depuis la suspension des vols nationaux et internationaux en mars 2020.

Début mai, dans une lettre adressée au personnel, le PDG de RAM, Abdelhamid Addou, a fait part de son intention de réduire drastiquement la voilure de l’entreprise, révélant au passage une perte de chiffre d’affaires de l’ordre de 50 millions de dirhams par jour.

Lors d’une réunion tenue le 15 mai 2020 au siège de la compagnie, la direction a demandé aux pilotes de consentir à une réduction de salaire pour faire face à la crise. Selon les données communiquées par RAM, bien que représentant 28% des effectifs de la compagnie, le personnel navigant technique (592 commandants de bord et copilotes) concentre 61% de la masse salariale de l’entreprise (1,37 milliard de dirhams par an sur un total de 2,26 milliards de dirhams).

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Le syndicat des pilotes, qui a bataillé pendant de longues années pour améliorer la situation financière du personnel navigant technique (les salaires varient dans une fourchette allant de 45.000 dirhams pour un copilote à 145.000 dirhams pour un commandant de bord) s’est notamment opposé à l’idée d’une réduction salariale. Les pilotes estiment que leurs salaires, indexés au nombre d’heures de vols, ont baissé de 40% de façon mécanique à cause du Covid-19. Toutefois, ils se disent prêts à fournir un effort sur d’autres postes de charges fixes (hébergement, prestations à bord, uniformes, frais de transport en escale, reliquat de congés, etc). Depuis cette réunion de mi-mai, le dialogue s’est interrompu entre la direction de RAM et le syndicat des pilotes.

9 juillet 2020: un plan de départ volontaire, auquel ont souscrit 141 salariés, est proposé au personnel âgé de plus de 56 ans, toutes catégories confondues (PNT, PNC, personnel au sol). On est toujours loin de l’objectif de 885 suppressions d’emplois (dont 180 pilotes) annoncé par le PDG lors d’une réunion d’information, jeudi 2 juillet, en présence des représentants du bureau syndical de l’UMT et des délégués du personnel.

Le management de la compagnie a choisi ensuite la voie du licenciement économique en convoquant un Comité d’entreprise dans le cadre de l’article 66 du Code du travail. Les délégués du personnel et le syndicat affilié à l'UMT n'ont pas assisté à ce comité dont ils contestent la légalité. «Eu égard à l’absence de tous les membres du Comité d’entreprise, le président décide de lever la séance et invite les personnes présentes à procéder à la signature du procès-verbal», peut-on lire dans le PV sanctionnant les travaux de ce Comité, PV qui a servi de base pour la suite de la procédure de licenciement.

Lors de ce Comité d’entreprise, Abdelhamid Addou a fait savoir qu’au bout de cinq mois sans activité, la compagnie ne serait plus en mesure de supporter ses charges fixes, celles-ci étant constituées des salaires, des frais de maintenance des avions et des engagements à honorer vis-à-vis des bailleurs de fonds et des loueurs.

Le PV dudit comité, dont Le360 détient copie, dresse un état des lieux de la situation quatre mois après le déploiement d’un plan d’austérité visant à réduire les charges fixes. Ce plan comprend les mesures suivantes:

- Remplacement de tout déplacement non obligatoire par des conférences téléphoniques ou visuelles;

- Annulation ou report de tout achat hors exploitation;

- Mise en veilleuse des contrats-cadre quel que soit leur nature;

- Maîtrise des missions de conseil et d’accompagnement;

- Annulation de 90% des budgets de promotion et de communication;

- Réduction de 60% des commissions d’incentives;

- Gel des recrutements et suspension des formations facultatives;

- Arrêt des contrats pilotes en CDD;

- Réduction du stock de congé;

- Recouvrement des créances;

- Report du règlement d’une partie de la rémunération nette mensuelle des collaborateurs RAM à partir du mois de mars 2020 selon un barème prédéfini;

- Identification des fournisseurs pour négocier des baisses tarifaires et/ou allongement des délais de paiement;

- Mesures d’accompagnement demandées auprès de l’Etat en termes d’avances, paiement de dettes, suspension de certaines taxes, etc.

Selon le management, ces mesures ont permis de réduire les charges de fonctionnement de près de 41% par rapport au compte d’exploitation prévisionnel. Cependant, face aux prévisions pessimistes de reprise de l’activité (pas de retour à la normale du trafic aérien avant 2024, selon l’IATA), la direction a estimé que ces mesures d’austérité restent insuffisantes pour garantir la pérennité de l’entreprise.

Le management table sur un chiffre d’affaires de l’ordre de 7 milliards de dirhams à fin octobre 2020, contre 16 milliards de dirhams une année auparavant. Le résultat d’exploitation projeté à la même période serait déficitaire à hauteur de 3 milliards de dirhams (- 4 milliards de dirhams pour ce qui concerne le résultat net).

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Face à cette situation, RAM a procédé à une restructuration profonde de son réseau qui s'est traduite par la fermeture de 33 lignes aériennes: Boston, Miami, Washington, Brésil, Amman, Doha, Médine, Riad, Montpellier, Nice, Strasbourg, Zurich, Manchester, Turin, Venise, Gibraltar, Vienne, Ndjamena, Luanda, Beyrouth, Pékin, Athènes, Copenhague, Stockholm, Beni Mellal, Bouarfa, Essaouira, Guelmim, Tan-Tan, Porto, Tenerife, Sabiha.

Sur une flotte de 59 avions, il a été décidé de clouer au sol 20 appareils pendant au moins 2 ans. «L’activité nécessitera au maximum 40 avions. Le scénario de reprise exige une restructuration avec une réduction de 30% de la voilure et des effectifs, à l’instar de la plupart des compagnies aériennes», a relevé la direction de la compagnie dans le PV dudit comité. La suppression de 20 avions, poursuit la même source, correspondra à une réduction des effectifs de l’ordre de 281 postes d’emplois (97 PNT, 74 PNC et 110 parmi le personnel au sol).

Aux 141 départs volontaires, viendront donc s’ajouter 140 licenciements pour motif économique. Parmi eux, 65 pilotes, 59 hôtesses de l’air/stewards et 16 collaborateurs relevant du personnel au sol.

Avis favorable du gouvernement et de la CGEMDès lors, les choses se sont accélérées. Une demande d’autorisation de licenciement a été déposée auprès de la délégation préfectorale de l’Emploi, suivie d’une réunion de la commission préfectorale chargée de statuer sur ce type de dossiers et présidée par la gouverneure de Hay Hassani, jeudi 13 août.

Mis à part les représentants des syndicats, la majorité des membres statutaires de cette commission (représentants de la CGEM et des ministères de l’Emploi, du Tourisme, des Finances et de l’Industrie) se sont prononcés en faveur du licenciement.

Quelques jours avant la réunion de cette commission préfectorale, le ministre de l’Economie et des finances, Mohamed Benchaâboun, a fait savoir que le soutien financier destiné au plan de sauvetage de la compagnie RAM, d’un montant global de 6 milliards de dirhams, se ferait à hauteur de 60%, soit 3,6 milliards de dirhams, sous forme d’injections d’argent public dans le capital (augmentation de capital). Le reste, soit 2,4 milliards de dirhams (40% du total), prendra la forme de crédits garantis par l’Etat.

«Le management [de la compagnie] a présenté un plan avec des besoins de financement, en dette et en capital. Il a reçu l’accord du gouvernement, sous réserve de respecter les engagements de ce plan», a expliqué Mohamed Benchaâboun, ajoutant que le soutien de l’Etat ne serait pas débloqué en une fois. L'accompagnement du gouvernement se fera au fur et à mesure de la réalisation des objectifs fixés dans le plan de sauvegarde, dont le suivi sera assuré par un comité de pilotage, a assuré le ministre de l'Economie et des finances, en réponse à une question de le360 lors d’un point de presse consacré aux mesures annoncées par le souverain dans le discours du Trône.

Au-delà du respect ou non de la procédure exigée par le Code du travail avant de se prononcer sur un licenciement pour motifs économique, ce qu’on reproche aujourd’hui au management de la compagnie est surtout le non respect des critères d’ordres des licenciements prévus par le Code du travail (article 71), lesquels imposent de tenir compte de l'ancienneté, de la valeur professionnelle et des charges familiales. Sinon, comment expliquer le licenciement d’un commandant de bord âgé de 57 ans (24.000 heures de vol). Des lettres individuelles détaillant ce que les pilotes qualifient de «violations» entachant la procédure de licenciement ont été adressées au PDG de RAM et à certains membres du gouvernement.

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Du côté de l’AMPL, on déplore un «nettoyage social» ciblant toute personne ayant été impliqué de près ou de loin dans les affaires des différentes instances du syndicat des pilotes. En effet, parmi les 13 membres du bureau dirigeant de l’association lors du mandat 2016-2018, 11 ont reçu des lettres de licenciement.

Pis encore, à l’exception de ceux partis à la retraite, tous les présidents qui se sont succédé à la tête de l’AMPL depuis 2006 font partie du contingent des 65 pilotes visés par le plan de licenciement de RAM. Il s’agit de Jalal Yacoubi, Amin Mkinsi et Hicham Falaki.

Au sein de l’équipe actuellement aux commandes, en plus du président de l’association, Hicham Falaki, dont le mandat expire en octobre prochain, un autre membre du bureau figure également parmi le personnel remercié.

On retient également le licenciement sans ménagement de deux commandants de bord et de deux copilotes qui ont assuré, au tout début de la pandémie Covid, les vols spéciaux vers la Chine et la Corée du Sud pour ramener les équipements et le matériel nécessaires à la lutte anti-Covid-19 (tests de dépistage, masques, etc).

Drames sociauxContrairement à ce qui été rapporté par certains médias, les pilotes licenciés ne partent pas tous avec une fortune comprise entre 5 et 7 millions de dirhams. Ainsi, un jeune pilote, marié et père de deux enfants, a été contraint de quitter le navire RAM après 18 mois de services, sans pouvoir honorer ses engagements envers la banque qui a financé ses trois années de formation.

Résultat, étant donné que la compagnie se porte garante du remboursement de son prêt (environ 1,5 million de dirhams), les indemnités de son licenciement seront reversées directement à la banque.

Peu importe le sort juridique qui sera réservé à ce dossier (les pilotes comptent bien ester la compagnie en justice), le cas de la RAM a ceci de spécifique qu’il s’agit du premier licenciement économique autorisé par un gouverneur de l’administration territoriale depuis le début de la pandémie de Covid-19, voire depuis l’entrée en vigueur du Code du travail en 2004. La rapidité avec laquelle ce dossier a été bouclé laisse à penser que le gouvernement entend en faire un cas d’école pour d’autres projets de licenciements. D’ailleurs, le 17 août dernier, à la veille du verdict de la gouverneure de Hay Hassani, les pilotes de RAM ont proposé de prendre en charge, à travers une réduction de leurs salaires, l’équivalent des économies que la compagnie aérienne entend réaliser en cas d’activation de son plan de licenciements. Cette proposition est restée lettre morte alors qu’elle aurait pu servir de base pour un accord similaire à celui négocié par Lufthansa qui, il y a tout juste quelques jours, a bloqué les licenciements de ses pilotes jusqu’en mars 2021, en contrepartie d’une réduction des salaires.

Par Wadie El Mouden
Le 29/08/2020 à 13h00