Face à la virulente opposition à son pouvoir, l’armée algérienne perd ses nerfs

Said Chengriha, chef d'état-major de l'armée algérienne, installant le nouveau DGSI, le général Abdelghani Rachdi (à gauche).

Said Chengriha, chef d'état-major de l'armée algérienne, installant le nouveau DGSI, le général Abdelghani Rachdi (à gauche). . DR

L’état-major algérien vient de donner une nouvelle fois la preuve qu’il reste le premier parti politique en Algérie. Dans le dernier numéro de leur revue mensuelle, «El Djeich», les généraux algériens s’attaquent aux réseaux sociaux et opposants politiques qui appellent à un pouvoir civil.

Le 07/05/2020 à 16h39

Quiconque voudrait connaître la nature du régime qui prévaut en Algérie devrait feuilleter les numéros de la revue de l’armée algérienne «El Djeich». Cette chose mensuelle est une rareté, une antiquité, sortie tout droit du plus fort de la guerre froide. Même la charte graphique de cette revue semble dater d’au moins 40 ans. Si la forme fera des heureux parmi les amateurs de vintage, le fond apporte une preuve irrévocable concernant l'identité des maîtres du pouvoir en Algérie. Alors que dans le monde entier, les revues de ce genre s’intéressent à l’action des militaires dans leur champ strict, la revue de l’armée algérienne intervient non seulement dans tous les domaines (politique, économie, société…), mais dicte la conduite à suivre dans le pays.

Dans la livraison du mois de mai d’«El Djeich», le «commandement militaire», doux euphémisme pour désigner la poignée de généraux qui détiennent la réalité du pouvoir en Algérie, s’en prend à toutes les voix hostiles à ses plans, depuis la mise en selle du nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, en décembre dernier.

Dans un texte intitulé «Malheur aux traîtres de la patrie», le porte-voix de l’armée algérienne menace sévèrement ceux qui ne se rallient pas à sa cause.

Et qui sont ces traîtres? D’abord des journalistes algériens relevant de médias récemment muselés comme les sites «Interlignes» et «Dzvid», ou ceux carrément emprisonnés comme les journalistes Khaled Drareni et Sofiane Merakchi, embastillés pour leur soutien au mouvement populaire du Hirak. Ils sont ainsi qualifiés de «pseudo-journalistes, professionnels du mensonge et de la falsification, et assoiffés de célébrité et d’argent».

En plus de ces malheureux journalistes, il y a aussi «la horde diabolique» active sur Internet. «Les réseaux sociaux sont devenus aujourd’hui un foyer pour beaucoup de traîtres et quelques ignorants qui déforment les faits, créent des mensonges, fabriquent des scénarios et s’attaquent, sans aucune raison, à toute initiative et aux bonnes attentions émises par notre Etat», prévient l’armée algérienne.

A ces journalistes et aux commentateurs sur les réseaux sociaux, vertement insultés par leur armée, il est reproché de critiquer à la fois l’armée et le président qu’elle a imposé aux Algériens: Abdelmadjid Tebboune. Ce dernier étant au passage qualifié par «El Djeich» de champion de la lutte contre le Covid-19 et de la «nouvelle Algérie » dont il est le «nouveau président qui a prêté serment devant Allah de demeurer au service de son peuple, d’éliminer les traîtres et la bande».

Cette «poignée de mécréants et de charlatans» anti-armée et anti-Tebboune aurait aussi commis l’hérésie de dénoncer le racisme, assumé par l’armée, à l’égard des Amazighs algériens, à travers le slogan du «zéro Kabyle» dans l’armée, mais surtout de raviver, en cette période confinement, les revendications légitimes du Hirak. «L’ANP a su se tenir aux côtés des citoyens, ce que n’a guère apprécié cette horde diabolique qui a commencé alors à fabriquer des mensonges et à semer le doute sur le professionnalisme et le patriotisme des petits-fils de l’Armée de libérationnationale et leur commandement.» Que veut dire semer le doute sur «le professionnalisme» de l’armée algérienne? Cela veut dire «commencer à aboyer comme des chiens enragés: “Etat civil non militaire“». Passons sur le langage vertueux du commandement algérien et attardons-nous un peu sur la phrase qui a fait sortir de leurs gonds les généraux.

«Etat civil non militaire» est effectivement l’un des slogans brandis par le Hirak. C’est un slogan qui ne devrait pas déranger dans un pays, disposant en apparence d’élus locaux, d’élus régionaux et d’élus de la Nation. Il y a même un président supposé être élu. Donc, où est le problème que des Algériens crient dans la rue «Etat civil non militaire»? Le problème, c’est qu’en lançant ce cri, non seulement les Algériens proclament qu’ils ne sont pas dupes des vrais dirigeants du pays, mais commettent le crime de lèse-majesté de douter du «professionnalisme» des militaires à diriger le pays.

A «ces chiens enragés», à qui manquent «les valeurs du peuple algérien et sa générosité», l’armée oppose les bons algériens qui ont chanté dans les rues ce slogan: «djeich-chaâb, khawakhawa» (armée-peuple, frère-frère).

L’autre point qui cristallise la colère de l’armée algérienne dans cette revue a trait au grand déballage. Il est vrai que les scènes de ménage et les règlements de compte sont devenus le propre de l’armée algérienne depuis que l’ancien chef d’état-major, Gaïd Salah, a entamé une purge dans les rangs des hauts gradés. Laquelle purge se poursuit avec son successeur qui entend purger la purge de son prédécesseur. Le tout sur fond de règlements de compte et une fuite rocambolesque aux Emirats arabes unis de l’adjudant-chef Ghirmat Benouira, ancien puissant secrétaire particulier d’Ahmed Gaïd Salah. Dans sa fuite, l’adjudant-chef Benouira, qui avait accès au coffre-fort de l’ancien chef de l’état-major de l’armée algérienne, a emporté avec lui de nombreux dossiers estampillés «Secret défense». Il est vrai que cela fait désordre pour une grande muette dont chaque mouvement provoque plus de bruit que la voiture de nouveaux mariés traînant des boîtes de conserve.

Au lieu de mettre un terme à la purge et aux règlements de compte, l’armée algérienne fustige avec des invocations apocalyptiques ceux qui en parlent. Cela donne dans la bouche des généraux algériens: «Ils s’amusent à transmettre, dans les moindres détails, ce qui se passe lors des rencontres et réunions des commandants militaires, comme s’ils étaient présents parmi eux. Ainsi, ils ont annoncé l’arrestation de cadres et la nomination d’autres à des postes supérieurs, voire ils ont fait part de la maladie de certains et de la mort d’autres! Ceci, sans craindre Allah ni avoir honte du peuple».

Pourtant il n’est pas nécessaire d’être présent dans des réunions secrètes pour prendre la mesure du chaos qui règne dans l’armée algérienne où la durée de vie des généraux aux postes les plus stratégiques ne dépasse pas 8 à 12 mois. Chengriha n’a-t-il pas été vu, en chair et en os, à la télévision, installant, un à un, de nouveaux généraux à la tête de tous les services secrets et de renseignements algériens? N’a-t-il pas installé le général Abdelghani Rachdi, comme nouveau Directeur général de la sécurité intérieure, à la place du puissant général Wassini Bouazza? Le tout filmé.

Il est normalement attendu d’une revue militaire, digne de ce nom, de se consacrer essentiellement à des questions de stratégie, d’équipements, de formation… au sein d’une armée. Et ce, dans le cadre de la stricte et lourde mission de défense de l’intégrité territoriale du pays que doit assumer la grande muette.

Mais à lire la revue mensuelle de l’armée algérienne, on n’a plus le moindre doute sur les détenteurs réels du pouvoir dans le pays. Et comme si la très officielle agence de presse algérienne (APS) ne lui suffisait pas, pas plus que le quotidien «Al Moudjahid», ou la télévision publique (ENTV), le «commandement militaire» active aussi la revue «El Djeich» pour tirer sur tout ce qui bouge en Algérie. Un énervement symptomatique de la très grave crise que traverse l’armée algérienne dans un pays qui bascule vers l’inconnu.

Par Mohammed Ould Boah
Le 07/05/2020 à 16h39