Interview avec l'historien Abdelouahed Akmir: «l'Espagne comme arrière-cour du Polisario, c'est fini!»

Spécialiste des relations Maroc-Espagne, Abdelouahed Akmir est professeur d'Histoire contemporaine d'Espagne et d'Amérique Latine à l'université Mohammed V de Rabat.

Spécialiste des relations Maroc-Espagne, Abdelouahed Akmir est professeur d'Histoire contemporaine d'Espagne et d'Amérique Latine à l'université Mohammed V de Rabat. . Abderrahim Et-Tahiry / Le360 (photomontage)

Le 10/04/2022 à 11h18

VidéoHistorien, professeur universitaire et spécialiste des relations maroco-espagnoles, Abdelouahed Akmir revient sur la genèse du «malentendu» entre le Maroc et l’Espagne sur le Sahara, la singularité de la nouvelle position du voisin du nord sur l’offre marocaine d’autonomie et les nouvelles règles du partenariat entre les deux pays.

Affable et d’une désarmante amabilité, Abdelouahed Akmir, professeur d'Histoire contemporaine d'Espagne et d'Amérique Latine à l'université Mohammed V de Rabat, n’en est pas moins un des grands spécialistes des relations Maroc-Espagne et, par extension, du monde hispanique dans ses relations avec le monde arabe.

Né à Tétouan, il est détenteur d’un doctorat à l’université Complutense de Madrid. Sa thèse avait porté sur les communautés arabes en Amérique Latine. De 2002 à 2019, il a été le directeur du Centre des études andalouses et dialogue des civilisations de Rabat.

Il est membre de l'Association des historiens du Maroc et Expert de l'Unesco en migrations, entre autres. Il nous reçoit dans sa demeure au cœur de la capitale pour commenter le réchauffement, et c’est peu dire, des relations entre le Maroc et l’Espagne, le soutien ferme et définitif de Madrid à l’option d’autonomie du Sahara sous souveraineté marocaine et les nouveaux axes de partenariat entre les deux Royaumes, tels que fixés dans la Déclaration conjointe des deux parties, annoncée jeudi 7 avril 2022 à l’issue de la rencontre, au Palais royal à Rabat, entre le roi Mohammed VI et le président du gouvernement espagnol Pedro Sanchez. Entretien.

Que peut-on d’emblée conclure suite à la dernière visite au Maroc du président du gouvernement espagnol et l’adoption par les deux pays d’une nouvelle feuille de route quant à leur partenariat futur?Comme le précise la Déclaration conjointe, la nouvelle feuille de route est ambitieuse et au caractère permanent et durable. La réunion tenue entre le roi Mohammed VI et le président du gouvernement espagnol est en cela un acte fondateur de cette relation à venir. Cette déclaration, précédée par la lettre adressée par Pedro Sanchez au Souverain, le 14 mars dernier, et l’entretien téléphonique entre le Roi et Sanchez, ont démontré qu’il existe une volonté ferme de tourner la page du passé et d’entamer une nouvelle phase, dans le cadre d’un partenariat stratégique qui couvre tous les domaines. La déclaration conjointe est une concrétisation de cette nouvelle approche. Un comité en charge de sa mise en œuvre aura d’ailleurs à se réunir avant la fin de l’année en cours.

Cette nouvelle feuille de route se distingue par son caractère global. Quels en sont néanmoins les axes majeurs?Ce caractère global s’explique à mon avis par les facteurs d’histoire et de géographie. Je dis toujours que l’histoire se joue dans le cadre d’une géographie qui, elle, est figée. La relation entre le Maroc et l’Espagne est celle d’un voisinage, dicté par une géographie immuable qui obéit à ses propres règles et enjeux, structurels comme ponctuels. Par structurels, j’entends les questions politiques, comme le Sahara et l’intégrité territoriale du Maroc, ou économiques. Par ponctuels, je pense notamment à l’émigration clandestine ou la lutte contre le terrorisme. Dans toutes ces situations, les intérêts des deux pays sont insécables. Dans les années 1990, l’Espagne comptait au Maroc un ambassadeur des plus dynamiques: Jorge Descallar, appelé depuis à occuper de très hautes fonctions en Espagne et dont une phrase, s’agissant des relations entre les deux pays, est restée célèbre: entre les deux pays, il existait un «colchón de intereses» soit un «matelas» d’intérêts communs, la traduction ici étant approximative. Cela renvoie à tous ces intérêts interconnectés et dont on ne peut isoler un maillon ou une partie.

Cela étant, il existe cinq catégories essentielles de dossiers, je dirai des blocs, dont les deux pays ne peuvent faire l’économie de l’action et de la coopération. Le premier est naturellement le volet politique, en tête duquel figure la question du Sahara marocain. C’est une véritable jauge à partir de laquelle les autres dossiers sont évalués. L’adoption par l’Espagne du point de vue marocain sur ce dossier est en cela un tournant historique.

Il est également question d’économie et d’opportunités d’affaires…C’est le deuxième bloc et c’est énorme. Le volume des échanges commerciaux entre les deux pays en dit long: 16 milliards d’euros annuellement. Et ce volume augmente de 10% d’année en année. L’Espagne est le premier partenaire commercial du Maroc dans le monde. 30% des importations marocaines de l’Union européenne proviennent d’Espagne. Le Maroc est, pour sa part, le troisième partenaire commercial de l’Espagne, après les Etats-Unis et l’Union européenne. C’est dire! Quelques 20.000 entreprises espagnoles ont des intérêts au Maroc. Plus de 1.000 d’entre elles sont établies au Royaume. Cela nous amène aux investissements, le Maroc étant le principal capteur des IDE en provenance d’Espagne en Afrique. L’Espagne est d’ailleurs le deuxième investisseur étranger au Maroc après la France. Ajoutons à cela tout le volume d’affaires que draine l’opération Marhaba. Plus de 3,3 millions de Marocains ou de citoyens d’origine marocaine ont traversé l’Espagne pour rentrer au Maroc en 2019. En aller-retour vers leurs pays de résidence, nous sommes au double. Je vous laisse imaginer toute la dynamique qu’un tel flux crée en Espagne pendant la saison estivale. Nous avons également une classe moyenne au Maroc dont l’Espagne est la destination de prédilection pour les vacances d’été. Nous parlons de 750.000 touristes marocains.

Le troisième bloc n’est autre que le social. Ils sont près de 1 million de Marocains, représentant trois générations, à résider en Espagne. Cette communauté a besoin d’encadrement, en matière de religion, de culture, mais aussi d’intégration dans son milieu de résidence.

Quatrième bloc, et non des moindres, le sécuritaire. Il englobe tout ce qui a trait au crime organisé, du terrorisme au trafic de drogue en passant par l’émigration illégale. Un crime qui évolue à grande vitesse et qu’il faut savoir accompagner, si ce n’est anticiper.

La place de la culture, qui constitue le cinquième et dernier bloc, est également fondamentale dans la construction de cette relation future. Qu’en dites-vous?La plus importante mission culturelle espagnole dans le monde se trouve ici, au Maroc. Nous comptons 10 établissements espagnols d’enseignement au Maroc, du préscolaire au lycée. Tout comme il existe 6 instituts Cervantes d’enseignement de la langue et de la culture espagnoles. Le Maroc est classé deuxième dans le monde… Après le Brésil. Ces deux branches combinées représentent quelque 80.000 élèves et étudiants marocains. A ce nombre important s’ajoutent de surcroît l’encrage historique, les débuts de ces missions datant de 1914. L’Espagne consacre annuellement 15 millions d’euros à son projet culturel au Maroc. A l’université marocaine, nous comptons 9 filières liées aux études hispaniques.

Ce sont là des volets axiaux qui nécessitent un intérêt et une adaptation continue dans le cadre de la nouvelle feuille de route.

Fallait-il en passer par une crise aussi profonde pour aboutir à une telle entente?Je le pense sincèrement. Il fallait un pas en arrière pour marquer deux pas en avant. D’autant que c’est une fatalité historique à mon sens. La question du Sahara, en l’occurrence, n’a pas été comprise comme elle le devait de la part de l’Espagne. Il s’agit d’un malentendu de plus de 50 ans. Cette situation date du temps du général Franco, puisque le Maroc a, dès 1965, demandé la récupération de son Sahara auprès des Nations Unies. Dès lors, de nombreuses rencontres ont eu lieu entre Franco et le défunt roi Hassan II. D’ailleurs, feu le Souverain en parle longuement dans son ouvrage «La Mémoire d’un Roi». Feu Hassan II, se rappelant ces rencontres, parlait d’ailleurs de Franco comme de quelqu’un de poli, mais de fermé, peu amène au dialogue. En 1969, à l’issue d’une énième rencontre infructueuse, le défunt roi était sorti en formulant l’espoir que Dieu nous préserve, Espagnols et Marocains, les uns des autres. C’est, entre autres, cette situation de blocage qui explique l’organisation par le Maroc de la Marche verte en 1975.

Plus globalement, cette longue phase de malentendus est à diviser en cinq étapes. Il y a celle de 1965-1975, que nous avons évoquée et qui s’est soldée par les accords de Madrid entre le Maroc, l’Espagne et la Mauritanie et la fin de la présence espagnole au Sahara. Même si des parties en Espagne, et une certaine opinion publique, ont nourri une espèce de flou, parlant de la fin de la gestion administrative espagnole dans ce qui allait devenir les Provinces du Sud, mais du maintien de la présence politique. Cela, alors que partout dans le monde, le départ d’une puissance coloniale est définitif, total.

Cela nous amène à la deuxième étape, celle allant de 1975 à 1982, quand tous les partis politiques espagnols, notamment les socialistes, ont commencé à jouer la carte du Sahara. On se souvient à ce titre de la visite de Felipe Gonzales à Tindouf en 1979, et le soutien du parti qu’il présidait, le PSOE (Partido Socialista Obrero Español, actuellement au pouvoir, Ndlr), au Polisario.

Mais en 1982, et c’est le début de la troisième étape, Felipe Gonzales, alors président du gouvernement, se rend compte, avec sagesse et pragmatisme, que la position de son pays est à revoir. Jusqu’en 1991, l’Espagne a ainsi privilégié une forme de neutralité, favorable au Maroc mais proie à la pression de l’opinion et d’un Polisario qui jouait à merveille le rôle de la victime.

En 1991, le Maroc et l’Espagne vont signer l’Accord d’amitié et de bon voisinage dont la «mise à jour» figure dans la Déclaration conjointe. De 1991 à 2008, le gouvernement espagnol, que ce soit sous le règne de la gauche ou de la droite, a observé une neutralité tantôt positive tantôt négative mais dans tous les cas obscure et manquant de clarté. Si aujourd’hui, aussi bien le Maroc que l’Espagne soulignent l’importance de la transparence dans les relations, ce n’est pas pour rien.

La cinquième étape est celle qui s’étale de 2008 à nos jours. En 2008 justement, José Luis Rodriguez Zapatero, alors président du gouvernement, a été le premier à soutenir le plan d’autonomie, mais de manière non encore officielle. La situation a perduré jusqu’en 2012, quand la droite espagnole, menée par Mariano Rajoy, est montée au pouvoir. Elle a dès lors délégué la position à adopter à l’égard du Sahara au puissant think tank Elcano. En 2014, ils étaient 200 experts et 3 ministres des Affaires étrangères à plancher sur un rapport dont la conclusion a été limpide: il n’est de solution au différend sur le Sahara que l’autonomie sous souveraineté du Maroc, et la création d’une entité microscopique en tant qu’Etat au Sahara rajouterait aux menaces, notamment terroristes, qui pèsent sur toute la région (du Sahel, Ndlr). Avec cela, le clair-obscur a persisté. Cela, jusqu’à 2020, et bien au-delà, quand la ministre espagnoles des affaires étrangères de l’époque s’est insurgée contre la reconnaissance américaine de la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Plus qu’une attitude ambigüe, cette déclaration était de facto un acte de défiance vis-à-vis du Maroc.

Avec le soutien désormais clair de l’Espagne à l’option d’autonomie, nous pouvons affirmer qu’une nouvelle phase s’ouvre sur ce dossier. Et cela sans le moindre doute la bonne, vu qu’elle se base sur deux principes qui ont toujours manqué: la transparence et la confiance.

La position de l’Espagne, pourquoi est-ce si important?Pour moi, la nouvelle position espagnole est plus significative que celle de pays comme l’Allemagne, la France ou encore les Etats-Unis. Ancienne puissance coloniale, l’Espagne est un vecteur, une passerelle, vers toute l’Europe. C’est la référence s’agissant du Sahara. Il ne serait donc pas étonnant de voir d’autres pays suivre. La Grande-Bretagne et l’Italie commencent déjà à envoyer des signaux dans ce sens. N’oublions pas que Josep Borell, le chef de la diplomatie européenne, a loué le rapprochement actuel entre le Maroc et l’Espagne. Il en est allé de même avec la Commission européenne qui a émis un communiqué dans ce sens. La porte-parole de la Commission, Nabila Messrali, a affirmé que ce réchauffement est bénéfique pour la mise en œuvre du partenariat euro-marocain dans son ensemble.

Ce qui paraît certain, c’est que cette liberté de mouvement et de parole qu’avait le Polisario en Espagne, que le front séparatiste considérait comme une arrière-cour, n’est de facto plus d’actualité. La position espagnole est un pas de plus qui va pousser le Polisario à s’assoir à la table des négociations avec le Maroc, sur l’unique base de la proposition d’autonomie. Signe des temps et du changement de paradigmes chez le voisin espagnol, une tribune récemment publiée par l’ancien ministre des Affaires étrangères Josep Piqué (Partido Popular, droite, Ndlr) qui dit clairement que le Sahara est un «projet national» pour les Marocains.

Si l’on s’accorde sur le fait que les Affaires étrangères structurent la diplomatie d’un pays, précisons que six anciens grands ministres ayant hérité de ce portefeuille en Espagne sont complètement arrimés sur la position marocaine: Marcelino Oreja Aguirre (Centre), Josep Piqué et José Manuel García-Margallo (Partido Popular) ainsi que Javier Solana, Miguel Ángel Moratinos et José Manuel Albares (PSOE, gauche). Il y a donc consensus.

De quelles garanties disposons-nous quant à la pérennité d’un tel appui?C’est une position d’Etat et non de gouvernement. Nous savons que les positions d’Etat sont fixes alors que celles des gouvernement sont à même de changer. Les Exécutifs viennent et s’en vont, alors que les structures de l’Etat, bien plus solides, restent. Si nous faisons une projection sur les 15-20 années à venir, soit les 3-4 prochains mandats gouvernementaux en Espagne, nous réalisons que seuls le PSOE ou le PP sont appelés à gouverner, que ce soit avec des majorités absolues ou relatives.

Dans le cas du PSOE, et en cas de majorité absolue, la position restera naturellement la même. Si, comme c’est le cas aujourd’hui, il est amené à gouverner dans le cadre d’une coalition, il aura à s’allier avec des partis comme Podemos. Ce parti est certes hostile au Maroc, mais il n’aura jamais de portefeuilles régalien, comme la défense ou les Affaires étrangères. Podemos se contente, comme nous le voyons aujourd’hui, des départements à caractère social. A défaut, le PSOE aura à s’allier à des partis régionalistes, aussi nombreux que petits et peu influents à l’échelle nationale espagnole. La politique internationale du pays ne les intéresse d’ailleurs guère, et il suffit que les régions qu’elles représentent soient convenablement financées par le pouvoir central pour qu’elles suivent.

L’autre scénario serait la victoire du Partido Popular. En cas de majorité absolue, le PP soutient le plan d’autonomie et il serait heureux que le PSOE ait fait le travail à sa place. Nous l’avons d’ailleurs bien remarqué lors des débats de la semaine dernière au Congrès sur la nouvelle posture de l’Exécutif espagnol. Ce dernier a certes été critiqué, mais uniquement sur la forme, notamment sur le fait qu’il n’a pas consulté l’opposition. Sur le fond, il n’en fut rien. Et en cas de majorité relative du PP, ses alliés seront le parti d’extrême-droite Vox dont les thèses séparatistes du Polisario est le cadet des soucis, ou alors les partis régionalistes qui obéissent à la logique expliquée précédemment. Je le dis et le répète, le soutien espagnol au Maroc s’agissant du Sahara est une position d’Etat et non de gouvernement.

Par Tarik Qattab et Abderrahim Et-Tahiry
Le 10/04/2022 à 11h18