Don d’organes: voici pourquoi les Marocains sont toujours réticents

Photographie d'illustration. 

Photographie d'illustration.  . DR

Craintifs car peu informés, les Marocains sont très peu nombreux à vouloir faire don de leurs organes. Le Maroc ne s'illustre guère dans cette pratique qui est pourtant légale depuis 1999, et encouragée tant par les autorités religieuses que sanitaires. Le360 a mené l’enquête.

Le 08/04/2019 à 14h26

Situation tragique, mais hélas courante: un médecin sort d’un bloc opératoire, et annonce à une famille le décès d’un proche. Le praticien de la santé, la procédure le veut ainsi, enchaîne son propos par cette demande: que la famille fasse don d’un ou de plusieurs des organes du défunt. Réaction, logique, de la plupart des Marocains: un refus immédiat, bien souvent motivé par une considération religieuse, celle de ne pas toucher à l’intégrité d’une dépouille.

Pourtant, selon Ahmed Kafi, professeur d’études islamiques de l’université Hassan II, «le don d’organes d’une personne décédée est autorisé, voire encouragé en islam, à condition [que ce don] soit déclaré ou écrit à un proche».

Pour le cas d’une personne en vie, ce professeur universitaire insiste sur le fait que ce «don ne doit représenter aucun danger, ni pour la santé physique ni pour la santé psychologique du donneur», sans oublier que ce don ne doit faire l’objet «d’aucune contrepartie ni pression». Logique.

Mais avant tout, il faut savoir qu'en matière de don d’organes, c’est tout d’abord un donneur et un receveur.

Au Maroc, on peut donner de son vivant (soit un rein puisqu’on en a deux, soit une partie du foie car celui-ci se régénère), ou à son décès: ses reins, son foie, ses cornées, son cœur, etc.

Il y a aujourd’hui huit Centres Hospitaliers Universitaires (CHU) dans le royaume, habilités à pratiquer la transplantation d’organes: Ibn Sina, Cheikh Zaid, l’hôpital militaire Mohammed V à Rabat, Ibn Rochd et Cheikh Khalifa de Casablanca, Hassan II à Fès, et enfin les CHU Mohammed VI à Marrakech et à Oujda.

Le professeur Benyounes Ramdani, chef du service de néphrologie, la spécialité des maladies du rein, au CHU Ibn Rochd à Casablanca est habilité à effectuer des greffes. Ce chercheur va même plus loin et affirme, de son côté, que «la première raison du refus [des familles, Ndlr] est la peur du trafic d’organe, suivie par la religion et la crainte de la mutilation des corps». 

Benyounes Ramdani est un fervent défenseur du don d’organes, depuis la première transplantation effectuée dans le royaume, en 1985. Ce professeur de médecine rappelle à cet égard que «la loi 16.98 [promulguée par le dahir n°1-99-208 du 25 août 1999, Ndlr] encadrant le don d’organes est à la fois intransigeante et appuyée par les Oulémas. Elle a prévu des sanctions allant jusqu’à 5 ans de prison pour tout médecin faisant une erreur lors d’une transplantation». 

Ce médecin se fait également rassurant: «le corps du donneur ne garde qu’une infime incision». Le corps du donneur, qu’il soit vivant ou défunt, n’est donc aucunement menacé dans son intégrité.

Toutefois, le professeur Benyounès Ramdani regrette le fait que «les Marocains [soient] freinés par le manque d’accès à l’information et à la sensibilisation. Seules deux journées sont dédiées à la greffe, à savoir les journées nationales du rein, le 9 mars, et celle du don d’organes, le 17 octobre».

De son côté, le docteur Mohammed El Hassan Trabelssi, médecin spécialiste en santé publique à la Direction des Hôpitaux et des Soins Ambulatoires (DHSA, un service relevant du ministère de la Santé), interrogé par Le360, indique que la greffe d’un rein pourrait même remplacer les longues et douloureuses séances de dialyse, en cas de maladie rénale sévère. Il appuie ses dires par une étude interne, effectuée voici 7 ans par son service et l’agence française de biomédecine, selon laquelle «la greffe d’un rein et une bonne qualité de vie permettent une économie de plus d’un million de dirhams par personne au bout de 10 ans».

«La transplantation d’organes au Maroc reste en dessous des besoins relatifs à bon nombre de maladies. On ne compte qu’un donneur par million d’habitants, tous types d’organes confondus», un chiffre d’autant plus alarmant, selon ce médecin, que le Maroc se trouve dans une phase, concernant l’état de la santé de sa population, où les maladies se transmettant par des virus sont remplacées par les maladies dégénératives des organes.

Au Maroc, le greffon le plus demandé est sans conteste le rein. Avec 30.000 personnes hémodialysées et à peine 600 reins greffés depuis 1985, ce besoin est le plus important. Il est estimé à près de 15.000 demandeurs par le professeur Benyounès Ramdani.

Plus grave encore, selon une source au sein du ministère de la Santé, la greffe provenant d’un ou de plusieurs organes de personnes en état de mort cérébrale, bien moins connue que la transplantation apparentée, n’a été, depuis sa légalisation en 2010, pratiquée que 35 fois.

D’après cette source autorisée, dans le détail, ce sont 70 greffes du rein, 20 du foie, 4 du cœur et 30 de la cornée qui ont pu être effectuées en 9 années, sachant, bien évidemment, qu’un ou plusieurs organes peuvent être prélevés à partir d’une seule personne décédée.

Au Maroc, une liste nationale de receveurs à partir des morts encéphaliques a été instaurée par circulaire ministérielle le 7 avril 2015. Cette liste regroupe actuellement 450 personnes, toutes en attente de greffe d’un rein.

Quant aux Marocains souhaitant faire don de leurs organes après leur décès, ceux-ci ont la possibilité de s’enregistrer auprès des tribunaux depuis la promulgation de la loi 16.98.

Lancée en 2010, informatisée et actualisée dans les huit CHU où ces transplantations sont possibles, cette liste n’atteint, selon une source au ministère de la Santé, qu’un peu plus d’un millier de donneurs. Pourtant, la procédure pour s’y inscrire ne prend pas plus de 5 minutes.

Il faut savoir que la législation marocaine interdit de prélever des organes d’une personne décédée, si celle-ci n’est pas inscrite sur le registre des donneurs, ou dans une moindre mesure, si elle n’a pas préalablement informé ses proches de sa volonté de faire don de ses organes -au demeurant, un cas rare, voire inexistant.

Mais regardons un peu du côté de notre voisin ibérique: l’Espagne n’a pas instauré de registre de donneurs. Sa stratégie repose sur le principe de la sensibilisation des concernés et de leurs proches. Et cela fait 25 ans que les autorités communiquent sur le don d’organe, et, surtout, sur le fait que cela pourrait sauver des vies.

Si l’Espagne est aujourd’hui championne du monde incontestée du don d’organe, c’est parce que le médecin demande systématiquement aux proches du défunt si ce dernier a voulu ou non faire don de ses organes.

Résultat: seules 15% des familles sont réticentes, et le pays compte donc 48 donneurs par million d’habitant, selon les chiffres officiels du département ministériel espagnol de la Santé.

Alors qu’il était ministre de la Justice sous le précédent gouvernement, Mustapha Ramid avait annoncé, de façon tonitruante, à l’occasion de la soutenance d’une thèse par sa fille sur ce sujet précis, que lui-même ferait don de ses organes. Aujourd’hui ministre d’Etat des Droits de l’homme, il ne s’est plus exprimé sur le sujet. Pas plus, d’ailleurs, que le reste du gouvernement, le ministre de la Santé, Anas Doukkali, en tête. Avez-vous, en effet, déjà entendu parler d’une campagne de sensibilisation à grande échelle, auprès du public, sur le don d’organes? Cela pourrait sauver bien des vies, pourtant.

Par Oussama El Bakkali
Le 08/04/2019 à 14h26