Vidéo. Ain diab: "Ma femme se baignera en pyjama ou ne se baignera pas"

Le360

D'aucuns ont la nostalgie d'une époque, pas si lointaine, pourtant, où les femmes se sentaient libres, sur les plages publiques, de porter un maillot de bain. Les temps ont manifestement changé. Une excursion, édifiante, sur la plage de Aïn Diab.

Le 15/07/2017 à 16h24

N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.Simone de Beauvoir

10h du matin. Seules quelques femmes en tenue de sport longent le rivage, les yeux rivés au loin, le pas régulier et hâtif. Seules quelques femmes et les surveillants de plage qui attendent les premiers baigneurs pour jouer du sifflet. Pour l’instant, ils se prélassent, les bras croisés derrière la nuque, les pieds pendus ballants à ces cabanons de bois qui peinent à les contenir, ces cabanons de bois flanqués, là-haut, sur branlants pilotis de fortune. D’autres arpentent les sables pour tromper le temps, en se taquinant sur leurs nouvelles tenues plastifiées coulées dans un vert cinglant, fluorescent. Les plus jeunes commencent par palper des doigts, l’air circonspect, la matière froide au teint criard, avant de prendre le parti de rire. Nous voyant aller et venir, comme eux, en attendant que les lieux prennent vie, l’un des jeunes surveillants, pimpant comme un gyrophare, nous demande ce que nous pensons du clinquant de sa robe vert pomme. « On ne peut pas vous louper, en tout cas ». « N’est-ce pas ? », nous répond-il en riant de plus belle. Près de lui, en jean et tee-chirt noir, celui qui, pour être dispensé du port de l’aveuglant gilet de carnaval, semble être le chef de cette jeune équipe de maîtres-nageurs, nous demande, en nous gratifiant d’une robuste poignée de main, s’il peut nous aider. Les rires avaient créé une sorte de joyeuse complicité et libéré la parole. Nous lui expliquons la raison de notre présence : un petit reportage sur la place des femmes sur les plages publiques et le port du maillot de bain. Le sujet semble provoquer un malaise. Un froid s’installe. L’homme hésite, concède à ne parler que hors micro et caméra, finit par nous dire qu’il y a de tout, des femmes habillées, des femmes voilées, des femmes en maillot de bain. Puis nous avoue que les femmes, à cet endroit, se baignent en général habillées. Les femmes qui veulent se mettre en maillot de bain, ajoute-t-il en pointant du doigt ce qui semble, au loin, une de ces plages réservées aux clubs privés qui longent la corniche, préfèrent aller là, dans des espaces protégés, et payants. « Là-bas, vous trouverez des femmes en maillot de bain, que Dieu nous garde de l’offense », conclut-il d’un air grave en levant les yeux et les mains vers le ciel, comme pour prendre Dieu à témoin, avant de s’éloigner.

Le ton est donné. Le sujet semble plus délicat que nous ne l’aurions pensé. Nous découvrirons bientôt ce que cette question pesait de tabous et de peurs. De tabous et de peur frappés de silences si inquiétants, parfois, que les mots en devenaient inutiles, dérisoires.

La brume océane se fend, s’écarte peu à peu sous les percées incisives d’un soleil jaloux de son trône, clinquant maintenant, et montant dans l’immensité bleue mimée clins d’œil argent par les marées, indolentes, encore, à cette heure du jour, comme un rêve pris aux cendres d’étoiles d’un marchand d’autres sables.La plage de Aïn Diab s’éveille. Des enfants, joyeux, tourbillonnants, déferlent vers les eaux, cueillent avec fascination, encore légers de leur innocence, les écumes qu’ils font éclater dans les vents. Les hommes, torse nu, libres de leur corps, semblent fêter un monde dont ils ont décidé qu’il était leur, déambulent en discutant, jouent au foot, avant de se lancer dans une course vers l’océan, et ce sera à celui qui aura fendu les eaux du plongeon le plus retentissant. Les femmes, elles, se baignent habillées, ressortent le pas entravé, le corps encombré par les étoffes ruisselantes qui collent à leur peau. Le maillot de bain ? Il est l’apanage des hommes et des enfants. Parmi eux, une fillette qui suit son père pour aller goûter aux moires salines tandis que, installée dans le sable, sous un soleil de plomb, la mère, toute voilée de noir de la tête et jusqu’au bout des pieds, les observe de loin, immobile. J’ai envie d’aller la voir, cette femme. De lui parler. Je me dirige vers elle, doucement, tandis que Abderrahim, qui attend de pouvoir enfin dégainer sa caméra, se tient à l’écart pour éviter un éventuel incident avec le mari qui, de temps à autre, à intervalles réguliers, lance un regard froncé vers sa femme. A mesure que je m’approche d’elle, je vois ses yeux, entre la fine fente qui lui barre le visage, passer avec inquiétude de son mari à moi, de moi à son mari. Elle me fait un signe de la tête pour me faire comprendre qu’elle ne parlera pas, qu’elle ne pourra parler et me chuchote discrètement, une fois parvenue à sa hauteur, que son époux lui faisait signe du doigt pour lui signifier qu’il lui interdisait de dire mot. Je lui chuchote à mon tour mes excuses pour cette intrusion qui lui avait valu un menaçant rappel à je ne sais quel ordre.

Le maillot de bain ? L’apanage des hommes et des enfants. Seule une femme, sur la plage, portant un maillot une pièce. Mais elle refuse, aussi, de parler. Pour d’autres raisons. Pour une autre pudeur, celle, sûrement, d’une femme étrangère qui, bien que fréquentant, nous confiera-t-elle, cette plage depuis 28 ans, ne veut pas se permettre de jugement.

Beaucoup de choses se sont ainsi passées hors caméra. Cet homme, sur la plage, qui a accepté de nous parler pour livrer une analyse aussi juste que concise, de la situation des femmes, notamment quant au sujet qui nous préoccupe, a tout résumé en quelques mots : « Il y a des femmes voilées, il y a des femmes qui se couvrent à moitié, il y a des femmes qui se permettent de porter des maillots (…). Donc, aujourd’hui, je pense que la femme a une certaine liberté. Maintenant, il y a les croyances de chacune, leurs convictions, leurs contraintes familiales. Les femmes mariées subissent les pressions de leur mari, de leur entourage, de leurs parents… » Tout est dit. Ce sont les pressions alentours qui font de la liberté une notion toute relative, un droit auquel, parfois, la femme doit ou choisit de renoncer pour éviter jugements et conflits. Car, au fond, c’est le regard qu’on porte sur elles qui n’est pas libre.

Les pressions qu’elles peuvent subir, des femmes nous en ont parlé, notamment un joyeux groupe de femmes arborant gravées dans leurs peaux tannées pourpres des rides belles, rieuses, où courent encore, rigoles, le suc des océans. Elles viennent de sortir d’une baignade complice, essorent, à présent leurs robes coquelicot, flambantes comme cette terre de Marrakech dont elles viennent, nous disent-elles. Elles veulent bien parler. Mais il n’est, de nouveau, pas question de les filmer. « Nous sommes venues passer quelques jours à Casablanca, où nous avons de la famille, et sommes venues nous baigner, là, à Aïn Diab, entre femmes. Nous ne sommes pas dénudées, nous nageons habillées et la tête couverte, mais imaginez que nos maris, qui ne sont pas avec nous, nous découvrent soudain dans une vidéo nous montrant à la plage ? » Elles aimeraient en dire plus. Mais, comme à la plupart des femmes auxquelles nous avons parlé, les regards se dérobent entre les mots qui trébuchent, par moments, à quelque conscience coupable d’en avoir trop dit, ou capitulent, à d’autres, dans un soupir où expire un regret de n’en pouvoir dire plus. Mais les silences, oui, les silences en disent long entre les mots qui peinent à s’énoncer, les lèvres qui peinent à articuler non pas quelque chose d’une condition pathétique, non, mais quelque chose d’une force cinglante de lucidité. Cette force faite femme, incrédule et cinglante, oui, de lucidité. Certaines ouvrent, dans l’étouffoir, des espaces de liberté à l’insu même de ceux qui croient les étouffer, leur laissant croire qu’ils mènent une danse où ils resteront seuls, au fond, à tourner, avec leurs fantasmes schizophrènes. D’autres, privilégiées par un autre destin dans ce pays à multiples incomparables chemins parallèles qui bifurquent, parfois, les uns vers les autres, se heurtent et se repoussent, s’épousent et se rejettent, s’apaisent dans la reprise des tracés parallèles, vivent sans concession leur être-là, dans un monde qui, oui, ne saurait se permettre l’arrogance de les évincer lorsqu’elles en ont tout porté.

Seule cette violence, quand bien même lucide, quand bien même incrédule, cette violence chuchotée par cette femme dont nous ne pourrons jamais vous décrire que les yeux las et la posture fœtale sous ces drapés-prison, sans poésie, insulte à sa chair, injure à son âme, entrave à sa glotte, serrée, frémissante sous la montée des mots qu’elle aurait voulu nous livrer. Cette violence, innommable, que de jeunes gens, qui ont commencé par nous parler de « liberté », semblent prêts à perpétuer. Ils ne contraindront peut-être pas leur femme à la burqa. Ils ne leur interdiront peut-être pas de se baigner. Mais elles se baigneront en pyjama ou ne se baigneront pas. En pyjama ! Cherchez l’erreur, allais-je dire. Il n’y a rien à chercher. Le « symbole », s’il en est, est suintant de mépris, la métaphore est vile, le message d’une insoutenable, et risible, pourtant, risible, prétentieuse, présomptueuse insolence.

LibertéSur la vitre des surprises

Sur les lèvres attentives

Bien au-dessus du silence

J’écris ton nom (Paul Eluard)

Mais qui saura encore l'épeler?

Par Bouthaina Azami et Abderrahim Et-Tahiry
Le 15/07/2017 à 16h24