Cent dirhams pour une voyelle

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ChroniqueL’argent n’a pas d’odeur… Tu parles! C’était peut-être vrai chez les Romains, pas chez nous.

Le 06/11/2019 à 10h59

Mon neveu s’appelle Marouan –sans e à la fin. Cette coquetterie a un prix: cent dirhams.

Lorsque mon frère alla déclarer, avec la fierté qu’on devine, ce nouvel ajout à la tribu Laroui, l’administration concernée commença par l’en féliciter chaudement. (Quand je dis l’administration, il s’agit bien évidemment d’un de ses nobles représentants, lesquels ont tendance, on ne sait pourquoi, à se prénommer Abdelmoula.)

Donc Abdelmoula se répand en mabrouk-alf-mabrouk, puis entreprend d’enregistrer le prénom du bébé de sa belle écriture, avec plein de ronds et de déliés– ou peut-être se contente-t-il de tapoter sur un clavier d’ordinateur. Mon frère ne m’a pas précisé ce point.

Nous disons donc M-a-r-o-u-a-n-e.

Là, mon frère arrête le fonctionnaire pour lui demander, très poliment, de ne pas ajouter le e.

Abdelmoula suspend sa plume sergent-major– ou son bel index– et demande pourquoi l’on ne veut pas du ‘‘e“ qu’il s’apprêtait à inscrire pour achever l’opération complexe et délicate dont l’a chargé l’État.

Mon frère bredouille quelques explications. Sept lettres, ça suffit. Depuis que le monde est monde, le chiffre sept a des vertus magiques. Et puis, c’est un nombre premier (nous sommes une famille de matheux). Et puis “Marouan“, ça fait plus international, au cas où il lui prendrait envie, devenu adulte, de faire sa vie en Irlande ou au Chili. Et puis sa mère est française. Et puis…

Là, le fonctionnaire flaire quelque chose. Quoi donc, amis lecteurs? Mais oui: la bonne odeur de l’argent!

Pecunia non olet, disait l’empereur Vespasien. L’argent n’a pas d’odeur… Tu parles! C'était peut-être vrai chez les Romains, pas chez nous.

Abdelmoula se lance dans cette pantomime que nous connaissons bien, nous autres Marocains, du fonctionnaire qui voudrait bien, mais qui ne peut pas. Il secoue la tête, renifle un coup, lève les bras au ciel, couine, geint… Mon frère, qui n’est pas né de la dernière pluie, cueille un beau billet de cent dirhams dans sa poche et le glisse discrètement sur le comptoir.

– Voici pour ton café, l’ami.

Et c’est ainsi que Marouan s’appelle Marouan.

Franchement, j'hésite ici à parler de corruption. Ou alors il faudrait introduire une gradation dans la chose. On ne peut pas comparer ces 100 dirhams pour une voyelle aux 100.000 dirhams que demanderait un fonctionnaire véreux pour autoriser une construction là où c'est interdit –c’est ainsi qu’on construit chez nous des stades de foot dans le lit d’un oued.

Mais je me trompe peut-être. On commence par une voyelle, on finit par un stade sous-marin.

En tout cas, Abdelmoula n’aurait rien réclamé si mon frère n’avait pas fait sa requête. Autrement dit, le “e“ est gratuit mais son absence coûte quelque chose. Nous sommes un pays surréaliste.

Par Fouad Laroui
Le 06/11/2019 à 10h59