Exclusivité-Le360. Ep5. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 05/02/2022 à 10h04

Quand j’allais au Maroc, pour voir les miens, on me pressait de revenir m’installer au pays. Je ne plaisantais pas seulement, je vous assure, quand je disais: mais je ne peux pas laisser Mrs Jenkins toute seule! Je revenais toujours avec un bibelot, un objet d’artisanat, qui lui rappelait sa jeunesse avec son défunt mari.Elle me parlait souvent de cette lointaine époque. Il y avait un manuscrit dans lequel son défunt mari avait consigné l’objet de ses recherches; il y célébrait, quasiment à toutes les pages, notre belle civilisation! Le jeune fonctionnaire du Foreign Office avait appris l’arabe et s’était initié à l’islam. Mrs. Jenkins m’avait montré ce manuscrit. L’auteur ne tarissait pas d’éloges sur l’islam et la civilisation qu’il avait générée. Il parlait de Cordoue, Grenade, Séville… J’avais, pour ma part, commencé à douter de ce rayonnement supposé de la culture arabe en Andalousie. Je n’arrivais plus à croire que des hommes aient pu vivre ensemble en parfaite osmose pour, tout de suite après, se taper dessus comme des brutes. Il y avait un chaînon manquant ou quelque chose qu’on omettait de nous dire.Dans son journal, le défunt Mister Jenkins expliquait, dans une prose un peu ampoulée, que l’islam n’avait pas son égal. Sa langue me fit sourire de nombreuses fois. Il était comme ces nouveaux convertis qui deviennent plus royalistes que le roi. Il n’avait pas trouvé preneur pour son manuscrit. A sa mort, Mrs Jenkins démarcha de nombreuses maisons d’édition, mais aucune n’en voulut. Ce sont tous des marchands de soupe, ne croyez-vous pas? Je n’osai pas lui dire que l’ouvrage de son mari, à mon humble avis, n’était pas très bon. Comment aurait-elle accueilli mon avis? Je ne voulais pour rien au monde heurter cette femme.Depuis, je me suis installé dans la grande banlieue et je viens à Londres tous les deux mois au moins. C’est un besoin contre lequel je ne peux rien. Je prends le train jusqu’à Victoria. Il y a toujours la même place qui m’attend, près de la fenêtre. L’autre jour, j’ai dit au contrôleur que j’avais le sentiment qu’on la gardait exprès pour moi. C’est un jeune, originaire des îles, je l’ai entendu dire une fois qu’il venait des faubourgs de Kingston, il parlait d’Usain Bolt, ils sont nés dans le même quartier que lui. Il me reconnaît de loin, il me fait toujours un signe.Personne ne s’assoit là, c’est drôle, même quand le train est archi bondé. On s’écarte, on me laisse passer pour retrouver ma place. Je passe la journée à Londres, puis je reprends le train de cinq heures. Je consacre beaucoup de mon temps désormais à ces déplacements que je fais pour me rendre dans la capitale anglaise. Les trains sont devenus bien chers, l’Angleterre n’est plus ce qu’elle a été, il n’y en a plus que pour les riches, mais je ne me plains pas, une petite pension m’a été allouée, comme je ne peux plus faire de travaux pénibles. Je consacre la moitié de cette pension, oui, la moitié, à ces voyages. Ces allers-retours entre Londres et la grande banlieue sont la toute dernière chose qui a encore du sens. Le reste ne compte plus! Ou si peu.Les choses sont loin d’être simples. Je me reconnais à peine dans l’homme que je suis devenu. Je dois livrer chaque jour une vraie bataille contre moi-même. Je prends mes dispositions longtemps à l’avance. Ma canne est vaillante, mais je ne peux pas lui demander l’impossible, elle fait ce qu’elle peut.Ni Laura ni Nick ne sont plus là, il ne reste rien de leur propriété de Holland Park. On a laissé entendre que Nick avait choisi de ne plus voir personne. Mais a- t-il vraiment choisi? Le pouvait-il? Laura, elle, a d’abord vécu dans le nord de Londres, à Highgate. Je l’ai vue, il y a cinq ans, elle ne m’a pas reconnu. Sa vue était devenue bien mauvaise et elle n’avait plus toute sa tête. Elle passait de longues heures dans les cimetières. Elle cherchait avec une terrifiante obstination une tombe qu’elle ne parvenait pas à retrouver. Elle errait comme une vagabonde dans les rues de Camden Town. Elle dormait sous les porches, dans la cour d’une vieille bâtisse et jusque dans la lande de Hampstead. Il m’avait fallu, à deux ou trois reprises, redire plusieurs fois le nom de Nick, pour qu’elle se rappelle de qui nous parlions. Oui, je me rappelle, je me rappelle très bien, vous dîtes Nick, n’est-ce pas? C’était un avocat, si mes souvenirs sont bons. Saluez-le, si vous le voyez. Saluez-le, je vous prie, c’est un homme bien, un homme très bien. Ne croyez pas ce qu’on raconte sur lui. Il faut que je parte maintenant, Monsieur. II faut que je rejoigne mes enfants, ils m’attendent. Elle était sale, repoussante, et ses cheveux, noirs de crasse, partaient dans tous les sens. Elle avait de la morve sur les joues et elle sentait l’urine. Elle portait des guenilles et elle était pieds nus, elle n’avait plus rien à voir avec la femme délicate que j’avais connue autrefois.Il y a des gens nés pour être heureux. Nick et Laura faisaient partie de ces gens-là. Ils croquaient la vie à pleines dents. Rien ne laissait supposer que les choses tourneraient comme elles ont tourné.Nick venait d’une famille de Hull, dans le Nord de l’Angleterre, qui avait fait fortune dans le textile et le commerce avec l’Amérique, avant de donner des serviteurs de renom à la couronne anglaise. Le grand-père de Nick s’était établi à Londres et le père, avocat bien en vue, avait su tirer profit des relations de la famille pour faire prospérer sa fortune. Il avait épousé la sœur d’une duchesse. Ce qui forcément ne manqua pas d’avantager Nick. Il y avait parmi leurs amis, dans leurs soirées à Holland Park, des gens de la haute société. Mais il y avait aussi des gens comme moi.Je ne tirais pas le diable par la queue, mais un rien pouvait faire basculer les choses. Je courais le risque de me retrouver sans emploi, d’un jour à l’autre. Le directeur m’avait prévenu: cette place dans les colonnes de son journal n’était pas une place à vie, je pouvais être remercié d’un moment à l’autre. Simpson, c’est son nom, a beaucoup fait pour moi. Il fait partie des êtres sans lesquels je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. Il y a beaucoup à dire sur lui, le personnage était complexe. Il était grand, avec un visage à la Spencer Tracy, buriné par le soleil et le vent. Il vivait pratiquement trois cent soixante-cinq jours par an dehors. L’ancien baroudeur ne pouvait vivre ailleurs qu’au grand air. Eté comme hiver, il ne dérogeait jamais à ses jeans, baskets, chemise blanche et veste de marin, une veste bleue, en toile avec de larges poches. Elle était usée jusqu’à la trame, il la portait en toutes occasions. Il n’arrivait pas à s’en défaire. Il n’enfilait que très rarement un pull. Je n’ai pas souvenir de l’avoir entendu se plaindre du froid. Il pouvait pleuvoir à verse, il ne s’abritait jamais sous un parapluie. Il avait de grosses mains solides. Il pouvait par moment donner l’allure d’un homme installé dans les vieilles habitudes d’un sédentaire qui craint de quitter le bout de sa rue. Mais ses yeux verts, d’une étourdissante mobilité, se mettaient très vite de la partie pour vous convaincre du contraire. Il continuait, même s’il ne se déplaçait plus autant que par le passé, de sillonner le monde. Ses voyages l’avaient mené jusqu'au fin fond de l’Alaska et à Wallis et Futuna dans l’océan austral. L’âge, il avait soixante ans bien tassés, n’avait en rien altéré son désir de comprendre le monde. Très vite, il analysait une situation ou voyait le bien-fondé d’une idée qu’on pouvait lui soumettre. Fin lecteur, il savait débusquer une pépite. Exigeant et d’une foudroyante capacité de travail, il était de cette race de journalistes qui se donnent entièrement à leur métier.

Par Le360
Le 05/02/2022 à 10h04